TON TEMPS VIENDRA !
ou André SUARÈS, poète, par Philippe CAUBÈRE, comédien.
à Robert PARIENTÉ,
biographe.
Quand on parle dAndré Suarès, la seule chose quon
sait vous répondre, cest : " Hein ? qui ça ? "
Je viens de lire une biographie de Stefan Zweig. À un moment donné,
lauteur raconte que lécrivain est lami de Romain Rolland
et dAndré Suarès. Il ne peut aussitôt sempêcher
dajouter : " Mais de nos jours, qui connaît André
Suarès ? ", comme si, à peine ce nom écrit,
il avait entendu la réponse muette de son lecteur, ou quil lui
avait vu faire la tête que font les gens quand on leur parle de quelquun
quils sont censés ne pas pouvoir ne pas connaître, mais quils
ne connaissent justement pas du tout. On dirait quil y a quelque chose
dimpoli, voire de déplacé, à citer le nom dun
écrivain méconnu. Essayez, vous verrez, avec celui-là,
cest extraordinaire ! Comme si lon voulait montrer aux autres
quils en savaient moins que nous ; alors quau contraire, on
sait très bien quil y a des tas de choses quon ignore, et
même que la personne qui est devant nous en sait sans doute beaucoup,
mais beaucoup plus que nous. Seulement voilà : elle ne connaît
pas André Suarès. " Ah oui, mais alors
"
pense-t-elle aussitôt, coincée dans son affreux complexe, ce tort
quon ne lui reprochait pas, ce péché dignorance dont
elle safflige exagérément : " Cest
trop facile daller dénicher le nom de nimporte quel écrivaillon
inconnu au bataillon. Tout le monde en a un comme ça. Tiens, moi, par
exemple : Untel, tu le connais ? Non ? Oh, mais il faut absolument
que je te le fasse lire ! " Et ça y est : on voulait
parler de Suarès, initier quelquun de plus, et voilà quon
se retrouve à parler de Tartempion dont on se fout, qui nest pas
forcément un grand écrivain, peut-être même un très
mauvais (le fait de nêtre pas connu nétant pas non
plus la preuve irréfutable du talent) mais il faut supporter, parce quon
a commencé et que ce qui compte dans le monde nest pas de savoir
qui est André Suarès, mais de savoir qui connaît
qui et qui ne connaît pas. Alors que, putain de Dieu, cest
bien ça quil faudrait : savoir qui cest ! Et tout
le monde : artistes, étudiants, écoliers, hommes politiques
et Marseillais ! Qui se doute à Marseille quavant Edmond Rostand,
Antonin Artaud, Marcel Pagnol ou Albert Cohen, nous avons la chance davoir
eu comme compatriote lun des plus grands écrivains français
et même européens du XXème siècle, légal
et le rival de Proust ou de Claudel ; quelquun quil faudrait
situer, pour en mesurer la stature, aux côtés de Dante, Montaigne,
Stendhal. Ou des Grecs. Certes, il na pas, ou presque, écrit duvre
romanesque ou théâtrale mais cest là précisément
sa force et son originalité. Il a fui le recours, facile, de la fiction
pour rester dans le vrai et dans la poésie ; il sy est comme
accroché et cramponné ; il a plongé dedans pour mieux
les explorer, plus à fond, plus au fond, jusquau bout. Luvre
de Suarès est immense, inédite pour une grande part, et se caractérise
par son exceptionnelle diversité. Cest quelle se nourrit
de la vie, et de sa propre vie. Des voyages quil a fait, de lart,
de lhistoire, de la politique. Les événements quil
a connus et subis sont les plus grands du siècle : laffaire
Dreyfus, la guerre de 14, la crise des années 30, la guerre de 40. Et
lOccupation, que sa condition de Juif lui a fait vivre, si jose
dire, aux premières loges. Toute sa jeunesse, il a parcouru à
pieds la France et lEurope de ce début de siècle, en racontant
ce quil voyait : sa plume était son pinceau. Les textes et
livres de Suarès sur lItalie, la Provence ou la Bretagne, sur Marseille
ou Paris, sont uniques et incomparables ; beaucoup plus que de simples
carnets de voyage, ils sont des uvres à part entière dont
le sujet apparent est le titre du livre, le sujet réel, le voyage et
le sujet profond : lui-même. À la différence de Stefan
Zweig justement, qui lui aussi, se fait parfois messager ou reporter
du monde, mais sans jamais cesser de donner son idée ou son point de
vue, Suarès se fond littéralement aux villes quil traverse,
aux paysages quil découvre, aux uvres quil contemple
et surtout, aux personnages quil observe ; semblable à Gourdoulou,
ce personnage du roman dItalo Calvino : Le
Chevalier Inexistant, qui sintéresse tellement aux choses
quil voit ou aux êtres qui lattirent, quil se métamorphose
en eux. Dans Le Livre de lÉmeraude,
quand Suarès assiste à novembre (quil nomme Brumaire)
sur Kemper ou sur un petit port de pêche breton, il devient la ville ou
ce port. Il devient la Bretagne. Mais il en reste lobservateur scrupuleux,
juste, jamais exagérant, pratiquant ainsi lart des plus grands
aquarellistes, des plus grands dessinateurs, des plus grands peintres enfin,
qui est de savoir se livrer soi-même à travers son modèle,
sans jamais trahir ni lun, ni lautre. Cet art dont il révèle,
dans son grand livre sur lItalie : Le
Voyage du Condottiere, le secret métaphysique :
" Qui a dit assez la grandeur et la magie
du dessin ? Elle éclate surtout dans le sculpteur, qui bâtit
ce quil dessine et qui donne à la forme son volume. Le dessin est
le langage de la vision. Le dessin est la langue universelle, bien plus que
la musique. Le fond de tout art est toujours le dessin, conquête merveilleuse
de la vie et de lêtre par la forme ; ce que la parole est à
la pensée, le dessin lest à lessence de laction.
Sil est verbe, Dieu est le dessin tout autant. Dieu dessine autant quil
pense et mesure. Le dessin est divin
"
Et que dire, lorsquil utilise cet art pour décrire les artistes,
écrivains, poètes, musiciens ou grands hommes de lHistoire :
Goethe, Napoléon, Léonard de Vinci, ou encore Molière,
Racine ou Dostoïevsky ? Inutile de les citer, ils sont trop nombreux,
et tous hors du commun. Merveilleux ou épouvantables, ce sont eux qui
ont fait ou défait le monde et Suarès les aborde, tranquille.
En connaisseur. Il les dévoile, les pénètre, les confond,
se mélange à eux et devient eux, presque mieux queux. Et
même, lorsque peignant Napoléon, il mêle critiques et injures
à son admiration, on dirait que cest lui-même quil
insulte, comme quelquun qui se connaîtrait si bien quil ne
pourrait supporter le reflet de ses propres défauts. Et quand il lui
oppose Molière et limmense amour quil lui porte (" Le
grand homme de France, cest Molière. "), cest
de lui encore dont il parle ; et de lui, quand il évoque la souffrance
de Rimbaud, la sagesse de Montaigne ou limmensité magique et mystérieuse
de Shakespeare. Suarès est tout cela et tous ceux-là. Même
lorsquil écume de rage et de haine contre Hitler, ce nest
pas à un fantôme quil sadresse, à une image
ou à un étranger. On dirait quil le connaît, et même
quil le reconnaît. Il est là, devant lui, le petit caporal
autrichien, et il linsulte en vrai :
" Tombe, misérable. Tombe sans retour,
sans recours et sans fin. Va te broyer au fond du fond ; crève par
le milieu du corps. Mais ne crois pas que tu sois quitte : lautre
monde te guette, celui de ta damnation. Nourris-toi de tes infâmes entrailles.
Bois et mange les poisons dont elles sont pleines. Repais-toi de ta méchanceté
et de ton stupide néant. Jouis, damné, jouis de ta démence.
Il faut que tu meures une infinité de fois pour une, et ce sera trop
peu, barbouilleur de gloire, pour tout le mal que tu as fait. "
Et tous les autres, il les insulte aussi :
" Hitler est un assassin ; Goering est
un assassin ; Hesse, Streicher, Rosenberg, Fritsch et cent autres sont
des assassins. Quand ils négorgent pas en personne, ils font égorger.
Ils préméditent les meurtres : ils tendent des pièges,
et ils assassinent. " Robert Parienté raconte dans sa
préface à Vues sur lEurope,
dont ce texte est extrait, que : Quand Bernard Grasset et Louis Brun
eurent pris connaissance de la postface qui contenait ces pages incendiaires,
dirigées autant contre Hitler, Mussolini et Staline que contre le gouvernement
français, tout fut remis en question. Appelé en consultation,
lavocat Maurice Garçon recommanda de ne pas publier ces pages virulentes
: " Vous tombez sous le coup de la loi, expliqua Louis Blanc à Suarès,
qui interdit les injures aux souverains et chefs dÉtat
Mais
il y a plus grave : cest lappel au meurtre. Et cela est puni de
trois mois de prison ". Au verso de lenveloppe, Suarès nota
:
" Je ne suis pas assez bien portant pour aller
en prison. Jen ai écrit trois fois plus. Je ne vous ai pas fait
tout tout voir. Le reste est plus terrible encore."
Quelle honte ! Malheur à eux ! Malheur à ces fous dont
laveuglement et la lâcheté nous apparaissent aujourdhui
comme si criminels ! La prison pour avoir traité Hitler dassassin :
on narrive pas à le croire ; mais Suarès nous explique :
" Voici, face à face, Hitler le
plus épouvantable des menteurs, qui ment pour la toute-puissance de lAllemagne,
au nom du suprême mensonge de la race, et Blum, le plus faible des idéalistes,
qui ment pour le sacrifice de la France au genre humain. "
Jamais intellectuel ne fut plus lucide, ni plus clairvoyant. Cest que,
affirme-t-il :
" Les poètes, parce quils
ont plus dimagination, voient plus loin et plus réellement que
les autres hommes. On fait sur eux la même erreur que sur les mystiques,
lesquels, bien loin dêtre dans la lune, sont les plus réalistes
des hommes, quand ils sen mêlent. " (à Jacques
Doucet).
On enrage vraiment de penser quà lépoque une voix
si claire, un esprit si courageux, au lieu dêtre encouragés
et propagés, furent muselés et étouffés. Si cela,
hélas, pouvait servir de leçon pour aujourdhui ! Encore
une fois : ce quil voit chez Hitler et que les autres ne voient pas,
ce nest pas uniquement par intelligence politique, cest quil
sait en pénétrer les troubles pensées, comme sil
devait en jouer le personnage. Son génie vient directement de ce regard
denfant et de comédien. Il exprime dans Voici
lHomme ce paradoxe :
" Les comédiens mentent comme des
enfants. Les gens de lettre mentent comme des hommes. "
Et quil est enfant, ce Suarès, et si peu homme de lettres !
Et quil en souffre. Il le dit si bien dans Shakespeare :
" En tout poète il est un enfant
malade. Malade, car cest une grande maladie dêtre un homme
en gardant un sens enfantin de la vie. "
Et cest un comédien.
Moi qui le suis, et même extrême : caméléon,
protéiforme, jen témoigne, car je connais bien le système :
copier les autres pour mieux les comprendre et mieux les jouer.
Et les comprendre, que ce soit pour les défendre ou pour les attaquer,
cest déjà les aimer :
" Lamour est la connaissance. Dans
la Bible, connaître, cest aimer ; et dans tous les sens, jusque
dans la possession de la femme. " (Shakespeare).
Cest aussi lart du dramaturge et celui du romancier : savoir
sabandonner à ses personnages. Ainsi, avec lart du dessin
et celui du comédien (qui se rejoignent, car jouer, cest imiter ;
et imiter cest dessiner), ce sont, le savait-il ?, tous ces arts-là
que Suarès pratique également dans son écriture. Sans oublier
la musique, quil connaissait et pratiquait à la perfection. Mauriac
(qui disait, lui : " Il faut guérir de sa jeunesse. ")
écrit dans son bloc-note (13 avril 1954) : " Je nai
jamais pu aimer ce Suarès, si noble pourtant, si épris de grandeur.
Il mime le génie, il en trouve quelquefois le ton. Il senfle, se
travaille, mais se dégonfle au lieu déclater. "
Mais non ! Il comprend rien, le Mauriac : il joue ! Il dessine,
il écrit. Et sabandonne à ce quil peint.
Cest un reproche quon lui fera souvent (Léautaud, en particulier) :
ne pouvoir être grand quau travers des autres, que dans le récit
quil fait de la grandeur des autres.
Que cest con, ce reproche, et court à la fois ! Je me demande
si au fond ce nétait pas, en cette époque antisémite
et misogyne, le même que celui quon adressait à Proust :
dêtre trop femme. Trop femelle même. Comme ils disaient :
être trop juif. Nest-ce pas, peut-être, que cest parce
que seules les femmes sont capables dabandon ? Cest bien ce
qui leur a toujours été reproché, et lorigine du
mépris que, depuis des siècles, leur renvoient les hommes. Et
ce que toute femme (ce qui ne veut pas dire : toutes, car combien ne le
savent pas !) sait faire : se donner, s'abandonner pour se réaliser,
et bien, la femme qui est à lintérieur de nous, hommes,
sait le faire aussi. Cette féminité est la source du talent du
comédien, cest évident. Et quand le comédien, quil
soit occidental ou oriental, joue une femme, cette évidence éclate.
Quelle joie alors, quelle délivrance que de pouvoir incarner un moment
lautre partie du monde, la face cachée de soi-même, cette
inconnue qui nous habite et nous inspire ! Et quel bonheur pour le public
quà son tour on délivre, par la magie de la catharsis.
Pour en revenir à Suarès (que je nai dailleurs pas
quitté), qui pouvait, cela dit, être cruel avec les femmes, car
il les connaissait
(dans Voici lHomme :
" Quand une femme se dit trop quelle aime, elle met autant damour
à torturer un homme quà le servir. "
ou :
" Une femme jamais ne se contente de ce quon
lui donne ; si cest de la chair, elle veut la tendresse de lâme ;
si cest la tendresse, elle veut la chair. Ce quelle rêve,
cest quelle na pas."
ou encore, dans les Chroniques de Caërdal :
" Sous une forme ou sous une autre, la
jalousie de presque toutes les femmes, leur dépit, leur comparaison à
toutes celles quelles ne sont pas. Et ramener de là tout à
elles, et du plus loin que ce puisse être. Quelle nature sordidement personnelle
se révèle par-là : ne jamais soublier et se
mettre soi-même partout où lon est pas, et ny voir
que soi. ", etc., etc. )
Voici aussi cette image de Provence, vue en Arles, qui pour moi, dit lessentiel :
" Je ne sais plus rien quune belle
voiture qui roule à ma rencontre, où jai le temps de voir
entre deux jeunes hommes, une ravissante jeune femme : elle a vingt ou
vingt-trois ans peut-être ; elle est chataîne avec une peau
de fleur ; elle rit, elle montre des dents éclatantes ; tout
son heureux visage est un rire chantant. Lun des deux hommes doit être
son mari ; lautre, un ami qui voudrait être un amant ;
lun des deux est celui de qui elle se moque. Lequel ? Peut-être
pas le mari. Entre eux, elle sent leurs genoux, et leur appel retentit dans
ses jolis flancs. Elle triomphe déjà dappartenir à
celui quelle aime. Pour moi, que cette idée profonde de femme fait
frémir (appartenir à un homme), je lépouse ici, dans
le désir bienheureux de cette riante créature. Jen saisis,
jen ressens la joie incroyable, la volupté sacrée, fatale
et toute féminine. Jen éprouve presque le spasme et la secrète
convulsion. Jen vacille. Jen suis ivre. "
Voici lhomme dont Mauriac écrit : " Il senfle,
se travaille, mais se dégonfle au lieu déclater. "
Je ne remets pas ça pour enfoncer le clou ou par mauvais esprit mais
pour quon voit comment on peut passer à côté dun
génie si particulier.
On ne peut pas ne pas penser à Proust, et à lerreur de Gide.
Ah si Suarès quon disait jaloux de la réussite
de Proust avait eu connaissance des efforts géants quil lui fallut
accomplir pour publier son uvre, de sa lutte acharnée ! (Cette
terrible correspondance avec Gallimard, remplie de menaces, de supplications,
de désespoir
) Mais lui aussi est un combattant. Il sengage
physiquement dans le monde, que ce soit le monde réel ou le monde imaginaire,
celui des poètes. Il donne des coups, en prend, les rend. Il nest
pas reclus, replié ou frileux, pas du tout.
Cest un homme, un vrai, comme on dit. Un Marseillais, dirais-je
même. Un cacou prêt à cogner sur la gueule au
con, au mauvais, au faux-frère, au menteur.
Il est si proche des sujets quil traite, des personnages quil décrit,
quil en perd parfois toute distance et toute objectivité. Jusquà
larbitraire. Et tel Mauriac sur lui, ses jugements sur Chaplin pour lequel
il eut la terrible formule " Le cur
ignoble de Charlot ", dont jai cru longtemps quelle
était dHitler
) ou sur Proust, justement (" Je
le trouve incongru : il nest pas permis dêtre à
ce point sans nerfs et sans muscles : il est polype, acalèphe et
gélatine, en causto-méduse : quon le veuille ou non,
le colentéré qui baigne dans lencre, est un mollusque. Ce
flot intarissable est celui de la lymphe. Cest un écrivain atteint
dhémophilie mentale ; mais dans son sang, il ny a pas
de globules rouges. [
] On répugne à cette mollesse ;
le flux dégoûte
") sont épouvantables,
effrayants. Mais drôles, parce que même sil se trompe complètement,
comme quelquun que sa rage et sa colère entraînent (comment
ne pas voir la force humaine et artistique de Chaplin ou de Proust ?),
il pique au vif et tape là où ça fait mal. Il dessine,
joue. Et se joue de tout. Sur Charlot, dailleurs, ne dit-il pas lui-même :
" Des proches me disent que je lui ressemble
et que je suis influencé par cette similitude physique :
la stature, la silhouette, la moustache, une allure générale hors
du temps ; comme si je voyais en lui ma propre caricature, mes propres
travers, mes propres ridicules ; il y a peut-être du vrai dans cette
affirmation
"
Jai chez moi une photo de Chaplin entortillé dans son plaid pendant
le tournage La Ruée vers lOr :
On dirait Proust. Mon ami Louis de Montauzan qui connaît bien Proust a
sursauté en la voyant, comme devant une photo quil naurait
jamais vue, lui qui les connaît toutes : " Oh ! Proust ! "
Et pourtant, cest pas lui : cest Charlot qui a froid. Suarès,
Proust, Chaplin, voilà un triplé qui me plaît, tiens !
Marseille, Paris, New-York. Trois bruns. Trois Juifs. Une passionnante trilogie
artistique et physique quil faudrait étudier. Ils sont peut-être,
ces trois-là, les prophètes du siècle. Et ses plus grands
artistes.
Comment jai rencontré Suarès ? À la suite dun
article dans un journal (Libé, si cest
le cas
) ou dans une librairie, au hasard dune ballade ou dune
pérégrination ?
Dans une librairie, je crois tout simplement, où je fus attiré
par un livre noir portant en couverture la photo dun fou : André
Suarès. LInsurgé, biographie
de Robert Parienté, avec un autre à côté de lui,
au titre incroyable : Poète tragique.
Shakespeare, ou le portrait de Prospero. Je connaissais le livre de Stendhal :
Racine et Shakespeare et celui de Jan Kott :
Shakespeare, notre contemporain, bible théâtrale des années
70 ; mais si javais été passionné par le premier,
le second mavait laissé un souvenir assez scolaire. En fait, à
la relecture, je reconnais que cest un livre extraordinaire mais si différent
de celui de Suarès, si opposé même, quon dirait quils
ne parlent pas le même langage, ni du même sujet. Autant celui-ci
est marxiste, historiciste et concret (cest un livre triste, dailleurs,
et sans pitié, vraiment tragique), autant lautre est poétique,
elliptique, presque cabalistique. Et joyeux, plein dallégresse.
Il parle même, bizarrerie merveilleuse, de la farce et du rire :
" Le rire délivre. Le rire est le
propre de la liberté. Dans le rire, lhomme paraît libre,
soudain, de la nature et de la nécessité. [
] Par le rire,
lhomme se rend libre même de la raison. En quoi la farce peut être
une forme puissante de lart. "
Pour moi qui travaillais depuis des mois et des années sur ma grande
farce autobiographique, quelle surprise ce fut de lire ça, quel bonheur !
Même sil tempérait mon enthousiasme et me mettait en garde :
" Beaucoup de farceurs, si on les laisse
dire, se donnent pour de profonds philosophes : parce que le faux sublime
est bouffon, ils proclament que le bouffon est sublime. La comédie doit
être modeste, quelle que soit sa force et son mérite. "
Il mencourageait et me donnait des ailes :
" Lexcès de la farce touche
seul au tragique, où ne va pas la comédie. La farce peut être
une tragédie de la dérision, une parodie infernale. Le rire inextinguible
est celui de la farce. "
Il me parlait aussi de mon combat, du temps de ma jeunesse, contre ma famille :
" Quand lartiste tourne le dos à
une famille pesante, il montre de la vertu. Il y a un beau courage à
briser les liens de la laideur et de lhabitude. La maison est une étuve
à détendre toute énergie. Le bercail est le plus mauvais
lieu pour les poètes. "
et du mariage, désiré, mais fui :
" Nombre de nigauds feignent de croire
que le dégoût du mariage est une opinion romantique. Le mariage
est nécessaire à lhomme ; mais à la condition
den sortir. "
de ladultère :
" Jusque dans linfidélité,
lhomme au grand cur peut rester fidèle. Tous les poètes
le savent. "
et jusquà mes angoisses ou à mes sentiments de culpabilité
par rapport à Ariane (Mnouchkine
) dont je faisais le portrait satirique :
" Il faut avoir le courage de faire souffrir
les autres : ils ont toujours celui de nous obliger au sacrifice. "
Et puis, cette chose capitale :
" Jouer ne veut pas dire badiner et samuser
au spectacle. Jouer signifie mettre en scène et prendre pour cible :
railler en public et se moquer de lobjet. "
Enfin :
" La vie a besoin dexcuses :
le chef-duvre non. "
Voilà : il y avait là tout ce qui faisait ma vie. Mais alors,
me demandai-je : pourquoi dans Shakespeare ?
Hé ! justement, cest quil y parle de tout : de
la vie, de la mort, de lamour et de lart. Cest un livre viscéralement
hétéroclite, linverse de celui de Kott. Et je crois que
si lon veut approcher de près quelque chose de Shakespeare, lun
ne peut aller sans lautre. Ils se complètent, même si je
considère celui de Suarès comme étant bien supérieur.
Or, aucun des historiens spécialistes de théâtre que jai
rencontrés pendant ces années-là, je pense en particulier
à Bernard Dort ou Denis Bablet (tous deux, hélas, disparus !)
mais aussi à toutes les signatures de la revue
Travail Théâtral, aux grands hommes de théâtre
de ma génération : Planchon, Chéreau ou Vincent, que
je nai pas connus mais dont jai vu les spectacles, lu les textes,
les programmes, les entretiens, aucun, mais vraiment personne ne parlait de
lui, ni même ne citait son nom. La découverte de ce texte en 1990
a été pour moi une révélation qui a complètement
changé lidée que je me faisais de Shakespeare. Car, sil
était pour moi limmense écrivain dont tous ces gens parlaient,
ce dramaturge inégalé, chroniqueur historique génial, il
mapparaissait aussi, je dois lavouer, comme si lié à
son époque, à cette civilisation lointaine et différente
de la nôtre, à sa langue surtout, quil métait
impossible de massocier au culte inconditionnel que tous ces hommes et
femmes de théâtre lui portaient, et lui portent toujours. Pour
tout dire, javais du mal à prendre cette adulation au sérieux
et la ressentais plutôt comme une mode et une facilité. Cest
toujours plus pratique de dire que Shakespeare est génial, intemporel
et universel, et de se contenter de monter et remonter inlassablement ses mêmes
pièces, que de sy mettre, cest à dire : écrire
des tragédies et des comédies daujourdhui. Et si Jan
Kott ne mavait pas vraiment convaincu, Suarès, lui, ma eu.
Quest-ce qui a fait la différence ? Daniel Mesguisch, Marseillais
lui aussi, et dorigine juive comme lui, à qui javais offert
ce livre parce quil me fait penser à lui physiquement, et surtout
parce quil est un grand amoureux de Shakespeare, ma mis sur la piste :
Tu comprends, ma-t-il dit, lorsquun poète, un
grand, parle dun autre, plus rien ne tient ; cest incomparable.
Il avait raison : le livre de Suarès est unique parce que, là
encore, il est en véritable accointance avec Shakespeare. Il le comprend
parce quil le voit. " Imaginer, cest
voir " dit-il. Et il le vit : cest lui. Voilà
quaprès Montaigne, Napoléon, Dostoïevski ou Rimbaud,
notre Gourdoulou est devenu Shakespeare ; en France, au début du
siècle, dans le monde des Gide, Rolland ou Barbusse, des Anatole France,
des Proust et des Maupassant, cest-à-dire de tout ce qui est si
joliment français et si peu shakespearien, si loin du féroce et
flamboyant théâtre élisabéthain ! Il est là-dedans,
comme une sorte de Shakespeare sans pièce (ou presque, car son Don
Juan quoique magnifique sur le plan littéraire, me semble trop
abstrait pour la scène), mais dramaturge, et très grand, à
hauteur de son modèle (de son idole, peut-on dire, je crois, sans le
trahir) dans tous ses écrits, quils soient politiques, poétiques
ou littéraires. Et dans sa vie, où sans cesse il prend partie,
sengage, attaque, défend, sindigne, vitupère, adore,
insulte et se donne. Avant de se reprendre, se retirer, de regretter, de râler.
(On voit très bien tout ça dans létrange et extraordinaire
relation épistolaire quil entretint avec Jacques Doucet.) Pour
continuer le récit du voyage de ce drôle de personnage dans ma
vie, il faudrait que je parle aussi de lémotion que le comédien
passionné de théâtre que je suis a ressenti lorsque jai
découvert, toujours grâce à Parienté, lamitié
de toute sa vie avec Maurice Pottecher, dont jétais un fan,
car je connaissais et admirais depuis longtemps son uvre : le Théâtre
du Peuple à Bussang, dans les Vosges, ce Bayreuth du théâtre
populaire. Je me souviens même quavec Clémence, la Clémence
du Roman dun Acteur, nous ne rations
jamais les émissions de son fils, Frédéric, qui nous faisait
mourir de rire ou frémir au contraire, lorsquil racontait les procès
du siècle ; et pleurer aussi, un jour que, sur les lieux-même
de sa vie passée, il évoqua ses amis et parents disparus, retrouvant
ainsi, par son art de conteur et de comédien, lhéritage
et le fantôme de son père. Plus tard, je découvrirai dans
Molière-Scapin les pages merveilleuses
que Suarès écrivit sur Copeau, Jouvet et le Vieux-Colombier ;
Copeau, dont je connaissais à fond les registres, mais surtout
cette uvre immense, inachevée et méconnue : son journal
intime. Et dont, à lépoque de la création de LÂge
dOr (1975), le grand spectacle du Théâtre du Soleil,
Ariane nous lisait des pages ; celles où il rêve dune
Commedia dellArte moderne et improvisée, que nous tâchions,
à notre manière, de réaliser un demi-siècle après.
Et que, depuis vingt ans, je tente à mon tour de faire exister. Bref,
tout se tenait, car tout se tient, dans la poésie comme dans la vie,
et la chaîne de mes rêves de théâtre denfant,
dadolescent, de lhomme enfin que je suis, pouvait se refermer, comme
celle dun collier qui naurait attendu pour cela quun ultime
diamant, le plus rare, le plus noir, le plus brillant, et quune clé.
En rencontrant Suarès, je les avais, lun et lautre, trouvés.
Écrire sur Suarès, quelle galère ! Pas plus de vingt
feuillets ! , ma dit, la dame de lexposition ! Tu parles :
pas plus ! Jy arriverai jamais, à ses vingt feuillets.
Jen suis déjà à onze, et je me rends compte que je
ne dis rien : je vaticine. Je suis là à errer, à tourner,
à virer, à le singer presque. Singer Suarès ? Je meurs
de rire ! Devant tous ces grands spécialistes, ces chercheurs, ces professeurs
qui connaissent son uvre bien plus, bien mieux que moi, qui lont
lue, étudiée, analysée toute leur vie
je vais avoir
lair de quoi ? Cest Pierre Lartigue qui a soufflé cette idée-là,
paraît-il ! Cest que, lui aussi, je nai pu mempêcher
de le bassiner, alors quil venait le pauvre ! à la
Bastille, au Café de la Danse, juste pour voir Aragon :
Suarès par-ci, Suarès par là
Ah, pardon, mais : bravo,
Lartigue ! Ils vont penser quoi, tes copains, là ? Je nécris
pas ça agressivement, hein, mais très sérieusement ! Je
suis là, moi, apprenti commentateur devant cette uvre immense,
dont je ne possède quune petite partie, mais quand même,
cest déjà : Shakespeare,
Goethe, Portraits
et Préférences (Et là, cest : Benjamin
Constant, Stendhal, Hugo, Musset, Flaubert, Baudelaire, Taine, Zola, Mallarmé,
Verlaine, Huysmans, Rimbaud
), Âmes et
Visages (là : Joinville, Villon, Ronsard, Montaigne, Retz,
Molière, Pascal, Bossuet, Vauban, Racine, Saint-Simon, Rousseau, Casanova,
Sade, Laclos, Corneille !), Présences
(Dostoïevsky, un autre Flaubert, Cervantès, un coup dil
sur Napoléon, un autre Pascal, Renan, un autre Molière, DAnnunzio,
Mussolini, Loti, Voltaire, Salluste), et Les Vues
sur Napoléon et celles sur lEurope, le Voyage
du Condottiere, Le livre de lÉmeraude,
les Landes et Marines, le Bouclier
du Zodiaque, et Voici lHomme
(que des fragments, hélas !), Cest
la guerre (pareil), Italie, Italie !,
Remarques, La Nation
contre la Race, Marsiho et Don
Juan et la correspondance avec Paulhan, et celle avec Doucet (Le
Condottiere et le Magicien), et Vita Nova
et Les Chroniques de Caërdal (des fragments
encore
), et la Poétique, et
cest tout. Pourtant, cest rien. Regardez la bibliographie, vous
verrez : il en manque plein ; ce nest que la face apparente
de liceberg. Et jai oublié de citer celui quil faut
lire en premier : la biographie de Robert Parienté. Si jai
tout mis, cest pas pour me vanter, mais pour que le lecteur réalise
un peu de quoi il sagit quand le pauvre amateur se retrouve devant cette
proposition quil na su refuser : écrire sur Suarès.
Déjà, il faut relire. Ça ma pris des mois, parce
que je faisais autre chose : je jouais Aragon ;
cétait la tournée, donc je lisais la nuit, jusquau
matin. Et puis voilà : un jour, après avoir ingurgité
et réingurgité tout ça, avoir noté, sélectionné,
rempli des carnets, un matin, je me suis retrouvé devant
lAnapurna.
Quest-ce quon fait quand on doit écrire sur lAnapurna
et quon la devant soi ? Rien, évidemment. On se tait.
Parce que voilà, Suarès, cest ça. Cest ce bouleversement
ressenti en le découvrant, puis en le suivant, au fil des livres achetés
en double, en triple pour être offerts ou prêtés aux amis,
aux femmes surtout, afin quelles le connaissent, quils en parlent
autour deux, quils puisent dans ce fabuleux réservoir didées,
de réflexions, de leçons. Au gré aussi des ouvrages épuisés
trouvés chez des bouquinistes par Sylvaine, et quelle moffrait
parce quelle savait quil était ma passion secrète.
Sylvaine. Ceux qui ont vu le Roman dun Acteur
se souviendront peut-être que dans le premier épisode : Les
Enfants du Soleil, Ferdinand, bourré comme un coing (cest
moi, Ferdinand, pour qui ne serait pas au parfum
) drague Clémence,
qui lentraîne à travers les rues de Paris jusquau second
étage dun charmant hôtel particulier du XVIIIème (siècle),
puis dans la petite chambre dun vaste et sombre appartement dont elle
ne cesse de répéter que ce nest pas chez elle, mais chez
des amis, quil ne faut pas faire de bruit, ni vomir partout
comme il se prépare à le faire, parce que ça va réveiller
ses amis, etc. Finalement attiré(e) par le vacarme, un(e)
des amies frappe à la porte. Ferdinand se cache sous le lit,
doù il entend Clémence expliquer : " Non, non,
cest rien, je suis toute seule mais je répète
Maman
! " La porte refermée, il sort de sa cachette et samuse beaucoup
à ses dépens en lui racontant que lui aussi a une amie
qui sappelle comme ça, dans le Midi, à La Fare-les-Oliviers
(cest chez moi
), quil en a même un autre qui sappelle
: Papa, quil va bientôt aller passer Noël avec
eux, etc
Tout ça pour dire que l amie en
question ne sappelait pas seulement Maman comme dans le Roman,
mais aussi Sylvaine comme dans la vie. Quelques temps plus tard, revenant (jy
reviendrai souvent
) dans ce bel appartement, plein de meubles chinois,
de costumes de clowns et de plantes vertes géantes, je passerai la tête
par une des fenêtres et découvrirai plus bas, en dessous, un délicieux
petit jardin plein de verdure en friche, planté dun arbre (un mûrier),
fermé dun joli mur couvert de chèvrefeuille, au delà
duquel sétendait lespace dun cloître avec ses
voûtes, ses arbres et ses nonnes, qui, régulièrement, venaient
faire leurs promenades et leurs méditations. On mapprit quil
était interdit dy descendre, car il appartenait au logement du
rez-de-chaussée.
Cet hôtel si particulier, ce cloître insolite, cet appartement
mystérieux, son jardin interdit, dignes dun roman de Dickens (un
Grandes Espérances dont jeus été le Pip !)
se trouvaient en plein Paris, non loin de Saint-Sulpice. Plus précisément
(mais les amoureux de Suarès lauront déjà deviné)
au 20 de la rue Cassette. Vingt ans plus tard, japprendrai, grâce
au livre de Parienté, que ce rez-de-chaussée et ce petit jardin
étaient le lieu où Suarès vécut, aima, souffrit
et travailla pendant presque vingt ans, et quil rêvait que Doucet
lui achète (ce quil ne fera pas et que Suarès, à
raison, ne lui pardonnera jamais). Il en fut ignoblement chassé en 1929
pour une sordide histoire de loyer énormément augmenté,
quil ne pouvait plus payer. Vous voyez : la chaîne de mes rêveries,
sous les coups du hasard, continuait de ne pas vouloir se refermer
Mais
ce nest pas fini : beaucoup plus tard, je découvrirai à
Marseille la magnifique librairie de Jeanne Lafitte : Les Arcenaux,
place dEstienne dOrves, où lon peut dîner avant
ou après sêtre promené parmi les livres les plus rares
et les plus particuliers. Là, grâce à elle (car elle en
est aussi léditrice), je découvrirai Marsiho.
Dans ce livre plein damour et de haine, dadoration et de ressentiment,
mais surtout de connaissance, Suarès fait une prodigieuse peinture du
Marseille du début du Siècle, qui fut aussi celui de mes ancêtres :
arrière-grands-parents et grands-parents (puis de mon père après).
Ils y fondèrent, puis développèrent une des plus grandes
industries de la ville : celle des huiles et savons (les corps gras,
comme on dit. Et mot qui veut tout dire
). Qui veut comprendre, hors lignoble
pagnolade, la profondeur tragique de luvre de Pagnol,
sa vraie grandeur et au delà, ce quil y a de grec, de romain, bref
dantique dans lesprit de cette ville et de ses habitants, doit lire
Marsiho. Quand Marius, le sac sur lépaule
et la gorge nouée, dit à son amante en dernier mot dadieu :
" Fanny, jai envie dailleurs, voilà ce quil
faut dire. Cest une chose bête, une idée qui ne sexplique
pas : jai envie dailleurs. ", elle ne le comprend
pas et lui répond : " Et cest pour cette envie que
tu veux me quitter ? " Suarès, seul, aurait pu lui expliquer :
" Notre-Dame de la Garde nest quune
balise. La bonne Mère est toujours la bouée des bouées
pour les marins toujours en partance. Départ, lun des plus beaux
mots qui soient, des plus riches en douleurs, en désirs, en délires.
Jai vu bien des ports : les uns proclament la richesse et le commerce,
comme Londres lempire de la marchandise, de léchange et de
la banque ; dautres lentrepôt et la nourriture ;
dautres encore le refuge ou le rejet de la misère humaine : il
nest point de port qui sonne le départ à légal
de Marseille. Il pénètre au cur de la cité ;
il vient chercher lhomme au pied du lit, au saut du train. Tout y parle
de départ, tout sy précipite. "
Et pourtant, aurait-il pu ajouter :
" Celui qui naît et grandit à
Marseille na pas besoin de partir : il est déjà parti.
Comme ils rencontrent tous les visages et tous les peuples de la terre, entre
les allées de Meilhan et les ports, la plupart des enfants ne rêvent
pas de voir le monde. "
Mais :
" Un petit nombre dautres brûle,
au contraire, de tout quitter et de mettre la cap sur le large. Plus fort que
le désir du voyage, le désir de la mer ; et plus que le désir
de la mer, la nostalgie dailleurs. Où ? Ailleurs. À
quelle fin ? Ailleurs. Pour quoi ? Ailleurs est le nom du pays inconnu,
le plus beau des pays. Ailleurs, le pays où lon est pas et où
lon pourrait être ; celui où nul na été,
jusquà ce quon y soit. "
Jamais plus belle chose ne fut dite sur cette ville. Mais il faut surtout lire
ce livre pour la fabuleuse peinture quil fait du quartier du Panier, de
ses rues et de son grand bordel (Le grand Lupanar), qui nest
pas sans rappeler celle que Malaparte fera plus tard, dans La
Peau de Naples à la fin de la guerre. En 44, les nazis le videront
en quelques heures et jusquau dernier de tous ses habitants, avant de
les expédier à Auschwitz, et de le faire purement et simplement
sauter à la dynamite. Crime inouï et peu connu. Vrai, passionné
mais sans indulgence, lyrique mais sans fausse pitié, dur et grandiose,
comme son sujet, Marsiho (qui en est le nom
grec) est sans doute le plus beau livre jamais écrit sur Marseille. Pour
moi qui y suis né, y ai passé mon enfance et mon adolescence,
qui ai tenté plus tard et en vain dy fonder mon théâtre,
il est le livre de mes origines et de ma douleur : celle de lamour
déçu, toujours renaissant, mais toujours repoussé, que
minspire et minspirera toujours cette ville. De Shakespeare à
Marseille, Suarès me tenait et ne me lâchait plus. Mais mon histoire
nest pas terminée
Il y a un réseau secret des amoureux
de Suarès.
Un jour, passant à lémission Nulle Part ailleurs
sur Canal + à loccasion de mon Roman
dun Acteur, je disais à Philippe Gildas et Antoine de Caunes,
répondant à leurs questions, que mon chanteur préféré
était Bob Dylan et que mon écrivain préféré
était André Suarès. À la sortie, au démaquillage,
je vois surgir un prénommé Albert, un des comiques
de lémission, celui aux cheveux gris, là, qui imite Nougaro,
marrant comme tout, je sais plus son nom et qui, comme un fou, les yeux écarquillés,
me fait : " Vous connaissez Suarès ? ".
" Oh ! oui ", je lui dis. Et lui, sautant comme un
cabri : " Cest mon écrivain favori ! Je ladore,
je le lis tout le temps, cest un génie ! " Et tout
de suite, on se dit " Comment ça se fait que personne ne le
connaisse ? " etc
Car, cest toujours ça la
question, dès quon parle de lui. Et sitôt quon la
lu. Albert, pour en finir avec cette histoire, chaque fois que je vais à
Canal pour un spectacle ou pour un film, il vient à la fin comme un voleur
ou un vendeur de drogue ou de photos pornos, me faire passer sous le manteau
des papiers blancs : des photocopies. Déditions originales
ou rares quil a chez lui et quil moffre comme ça, gentiment.
On se connaît pas, hein ! On sest jamais vu en dehors de ça.
Je sais même pas son nom de famille, voyez. Je voulais me renseigner,
et puis non, finalement, je préfère raconter les choses comme
ça, comme elles se sont passées. (Si, je vais le faire quand même,
ça sera loccasion : Algout, il sappelle. Albert Algout).
On est content, lui et moi, de cette complicité, de ce secret entre nous
deux : un grand écrivain français que personne ne connaît.
De toute façon, je peux tourner et retourner, jen reviens toujours
à ça : à part le lire ou citer des extraits à
la télé, ou la nuit au téléphone, quest-ce
quon peut dire et écrire, sauf ça : comment se fait-il
que personne ne le connaisse, quon ne létudie pas à
lécole, que ses textes ne soient pas des dictées, que la
droite française, tiens, ne se soit pas emparée de lui ?
(parce quil nest vraiment pas de gauche, cest le moins que
lon puisse dire !) Pour une fois quils en tenaient un :
un vrai, un grand, un génie. Eux qui cajolent tellement leur Céline,
leur Mauriac ou leurs hussards, (que jadore, hein ! cest
pas la question), mais qui ne savent pas quils ont dans leurs rangs, parmi
les fondateurs de leur pensée, lun des plus grands écrivains
français ; leur Aragon, presque. Jai hurlé Le
Chant de la Paix à la Fête de lHumanité en
1995 à loccasion des essais nucléaires en Océanie,
et pourtant, je savais quil y avait dans Vues
sur LEurope une réponse cinglante au poème dAragon,
toute aussi lyrique, aussi poétique. Et même, je me permet de le
dire, moi qui suis plutôt trotskiste, anar, crypto-communiste et anti-guerre
à tous crins : plus forte et plus terrible. Le plus antimilitariste
des antimilitaristes qui lit les propos de Suarès (écrits en 33 !)
sur la nécessité de la force pour défendre la démocratie
ne peut pas ne pas être (et surtout en ces jours de retour en force de
lextrême-droite) troublé, remis en question, ni bouleversé :
" Tout le problème de la vie civilisée
consiste à faire passer la force dans le droit, comme le problème
de la connaissance à comprendre la matière en fonction de lesprit.
On va contre la solution spirituelle du problème, en méconnaissant
la force. Car alors, elle se venge. Elle se déchaîne, et tout la
travail des siècles est emporté. Que vaut-il mieux ? se donner
la peine de monter la garde aux portes de Paris, pour empêcher lennemi
de la détruire ? ou déserter la Ville pour ne causer de mal
ni dennui à personne, et ouvrir les portes au Barbare qui sempare
de la Ville et la détruit ? Quand la force abdique dun côté,
elle est seule de lautre. Le droit nest plus rien quune loque,
la chemise dune vieille femme qui ne sait plus à qui se prostituer.
Il y a des misérables pour adorer ce chiffon sur un palais vide, une
façade qui survit à lincendie. Qui méconnaît
la force périt par la force. [
] Celui qui na pas la force
en main est forclos de sa propre nature, et il doit subir celle dautrui.
Voilà le fond, voilà le vrai ; et le reste est mensonge.
Vous ne vivez pas dans un monde aérien danges et de corps glorieux.
Pascal, dailleurs, la dit : qui fait lange
déchaîne la bête. Les enfants eux-mêmes se battent
pour un bonbon, pour une bille. La guerre est partout, au dedans de chaque famille,
dès que les intérêts sopposent, à tous les
étages de la même maison. Les stupides femelles, qui font métier
de prêcher la paix à tout prix sont les premières à
faire la guerre à leurs maris, à ne rien pardonner, à sarmer
contre lui de leurs propres enfants, et du divorce. "
Les communistes, au moins, ont eu lintelligence de laisser parler leur
poète ; celui de qui Suarès disait (à Doucet) :
" Vif, intelligent, avec du goût
et des dons qui ne sont pas communs, rien ne manque à votre jeune Aragon
que de rompre avec les camarades. Un poète ne doit pas avoir de camarades.
Un artiste nest pas partisan. "
Tu parles, Charles ! (a-t-il connu De Gaulle ? Oui. Parienté
cite une lettre à Pottecher, juste après le débarquement :
" Tout donne à croire que De Gaulle
est un grand homme
Une froideur brûlante, une intelligence de premier
ordre
Un sens politique merveilleux
toujours humain
"
Sil avait lu ça, le Mauriac ! Aïe, aïe, aïe !
Quil eût été jaloux ! Mais, jy pense, cest
peut-être ça quil na pas supporté : le
concurrent terrible quil eût été
) Mais Suarès
pas partisan ? ! ? À sa manière, cest vrai :
en dehors des clans. Cest ça le problème :
" À Paris, il faut être dun
parti. Qui na personne pour soi a tout le monde contre soi. " (Voici
lHomme)
Il est irrécupérable, impraticable :
" Je passe pour antisémite chez
les Juifs et lon assure que jappartiens à Israël chez
les antisémites. Limbécile héraut de la nation française
me traite danarchiste ; et le suppôt de la termitière
internationale me traite de français fanatique. Tel est mon destin. Non,
pauvres diables, têtes du troupeau. Je vis dans la prière et lamour
de la grande musique ; et je fais la guerre du mépris à la
mauvaise. Or, fut-il vrai que je me trompe, jaime mieux avoir tort à
ma façon que davoir raison à la façon de ceux qui
me donnent tort. Car, en vérité, ils ont le cur trop pauvre,
lesprit trop étroit et lâme trop petite. "
Au secours ! Il dit tout ce quil ne faut pas. Mais voilà :
il faut le prendre comme il est, en entier, sans rien retrancher ni rajouter.
Ce nest pas lui (pardon, Aragon !) qui aurait accepté de suivre
les directives dun parti, quel quil fût : " Où
que ce soit, un parti est un mensonge en armes. La haine est le parti des partis. "
(Le Condottiere)
Et même :
" Le destin cest la politique, disait
lautre, qui sy entendait et se donnait lui-même pour lhomme
du destin. Et la politique cest presque toujours la bassesse de lévénement
contre le plus noble essor de lâme. "
Ah, lanarchiste ! Ah, si : le vrai ! Dailleurs, naffirme-t-il
pas :
" Si lOccident veut échapper à
la barbarie de Berlin et à la mécanique communiste de Moscou,
il faut quil se range, tôt ou tard, à léconomie
de Proudhon. [
] Proudhon est le philosophe de la Révolution :
il a lié le politique à léconomie, et le social à
léconomique. Il a défini la nature du crédit, et
il en a fondé la mécanique. Loin de raisonner dans labstrait,
il a cherché la raison et les lois concrètes dune finance
sociale. [
] Il est honteux quau moins en France la pensée
de Proudhon ne préside pas à lévolution de la Cité.
Proudhon est le Descartes de létat social et dune justice
assez exacte pour compenser lune par lautre, la puissance du Capital
et le droit du travail prolétaire. Car celui-ci ne va pas sans celui-là. "
Moi, je dis : voilà celui quil leur faudrait. Quil vous
faudrait, si vous en êtes et que vous me lisez. Je nose pas dire :
quil nous
mais je le pense presque. Vous rendez-vous compte, gens
de droite, que cet écrivain que son point de vue range dans votre camp,
et bien, à part Parienté qui en est, lui, le véritable
héraut et quelques spécialistes, cest un théâtreux
gauchiste et un comique de la télé qui laiment et le défendent ?
Il est vrai que ce point de vue ne le rend ni sectaire, ni étriqué.
Au contraire, sa vision est immense et panoramique : ses propos sur lamour
et lérotisme sont ceux dun homme délivré de
la morale courante, et ses charges assassines contre la famille, le mariage
ou lécole ne sont pas les propos dun bourgeois, mais dun
aventurier. Écoutez :
" Une mère qui a un amant et qui
en connaît la douceur naura quune idée : cest
de nen pas priver sa fille. Et le plus tôt est toujours le mieux :
car enfin, la vie amoureuse est brève ; on ne sait pas qui vit ni
qui meurt ; et si une petite fille de onze ou treize ans a du génie,
si elle est capable de volupté, pourquoi lui imposer le jeûne ?
Pourquoi la faire attendre ? Celle qui veut jouer du violon, va-ton
lui refuser larchet ? [
] Une bonne mère, une sur
aînée, un père avisé, un frère pitoyable ne
singéreront pas de priver lamour dune virtuose :
ils aideront plutôt lenfant naïve et la jeune fille à
se connaître en connaissant la volupté : car plus on la pratique
et plus on fait son bonheur, en faisant celui des autres. Quelle vertu plus
utile à soi-même et au genre humain ? Voilà ce que
les prêtres, les moralistes outrés, les mélancoliques, les
Anglais et tous les noirs corrupteurs de la vie ne veulent pas admettre. "
(Casanova)
Et puis :
" Les familles sont des cités quon
voit de loin. En gros, on ne distingue que les clochers, les tours, le site,
la forme générale et les lieux bien plantés. Mais derrière
les promenades souvre un dédale de sales rues : tout un réseau
sétend de masures caduques, dignobles réduits où
grouillent les haillons et les mouches, les rats et les ordures, les pires secrets
de la commune corruption et les plus viles maladies. Dans le temps présent,
les individus se font un masque de leurs enfants ; et la famille est le masque
universel que les maisons humaines portent dans tous les temps. La plus grande
vertu dune famille cest quelle dure. Mais à quel prix
? Plus de vertu elle a, et plus on est sûr quelle a de crimes. "
(Rimbaud).
Ou encore :
" Un grand homme doit se tirer, premièrement,
de la famille. Une grande âme rompt dabord, en principe, avec toute
cette canaille. Lhomme vrai quitte la niche : tout est choix pour lui.
" (Napoléon)
ou :
" À peu dexceptions près,
toutes les familles sont horribles, ou ridicules. "
Enfin :
" Sous quelque signe que ce soit, lécole
cest la mort. "
Voilà, cest comme ça. Et vous voyez quen tous domaines
et toujours, il reste pédagogue. Cest un maître attentif
et profond, quoique paradoxal. Et même sil est réfléchi
et mesuré, sa violence le sauve de tout conformisme. Sil analyse
les choses avec son esprit, qui est illimité, il les expérimente
aussi par sa sensibilité et dans son corps. Il dit :
" Il faut sentir puissamment pour penser avec
puissance. "
Et il le fait. Cest un penseur concret. Rien ne le convainc tout à
fait, aucune idée. Il peut plaider le pour pour mieux plaider le contre,
dire le faux pour savoir le vrai, prétendre le tout et son contraire.
Il ne se laisse jamais emprisonner, ni par les autres, ni par lui-même,
et reste sur le qui-vive.
Sans doute, est-ce la raison du chômage où le laissent
les esprits de droite qui, décidément, préféreront
toujours les penseurs conventionnels et les idées reçues. Quand
à ceux de la gauche, nen parlons pas : il est bien trop impertinent,
aristocratique et individualiste pour quil en fassent leur affaire. Au
fond, dun côté comme de lautre, le problème
est le même : ne pas déranger lordre établi.
Ce qui est curieux, cest quil ne le dérange pas par un esprit
de subversion, mais par son bon sens ; un bon sens un peu particulier qui lamène
à des conclusions surprenantes, toujours dictées par lintelligence.
Lui qui dit (et cest si drôle !) :
" Nietzsche, les anciens artistes et moi, seuls
nous ne sommes pas communistes, et nous avons horreur de lêtre.
"
Et il écrira à Pottecher :
" En ce temps-là, il y avait deux grands
politiques, Lénine et Trotsky. Mais attaqués de toutes parts,
en proie à la guerre civile, fomentée sur trois fronts par la
haine aveugle de lOccident capitaliste. [
] Halte ! Je ne puis
te peindre Lénine et Trotsky en trois mots. Lidée merveilleuse
de la Révolution permanente est de Trotsky, homme de fer, volonté
de granit, dune force, dune action incroyable. La puissance politique
de Lénine est égale
"
Il voit comme il sent, et juge comme il voit ; sans a priori. Ce qui fait, et
on le voit dans toutes ces citations, quil peut aller du militarisme à
tous crins à léloge de lanarchisme, et même
des communistes. Mais sans cynisme ni snobisme, sans esprit de provocation ou
volonté danticonformisme. Il ne recule devant rien, prend tout
ce qui passe et fait feu de tout bois. Sans être, au grand jamais, le
moins du monde opportuniste. Sans reniement. Cest un français cultivé
et cosmopolite, un républicain élitiste, un artiste citoyen, un
poète au sens le plus élevé du terme.
" Les poètes seuls sont hommes. La vie
nest rien si elle nest poésie. "
dit-il dans Shakespeare, et dans Mallarmé :
" Nul ne hait le succès ni la gloire,
sincèrement ; mais ni la gloire ni le succès ne valent quon
sabaisse à les poursuivre. Voué dès la naissance,
le cur du poète est sans reniement. "
Comment sétonner après ça, à moins dêtre
idiot ou hypocrite, que Suarès nait pas été reconnu,
et ne soit pas célèbre, ni célébré ? Lui
qui, en plus de ça, nayant peur de personne, sen prenait
à tout le monde ; aux intouchables : Flaubert, Hugo, Châteaubriand,
Zola quil détestait, qui lemmerdaient, et il disait
pourquoi. Et cest terrible, parce quil est convainquant
mais surtout, et cest pire : à ses confrères. Proust, comme
je lai déjà raconté, Rostand qui lexaspérait,
Giono, Gide, Léautaud et, bien sûr : Mauriac, qui à
la fin du Bloc-note que jai déjà cité, lachève
par ces mots : " Je lai très peu lu, hors les critiques régulières
quil publiait à la N.R.F. entre les deux guerres, expression dune
impuissance rageuse, dun ressentiment amer. Il haïssait la réussite
de ses cadets. Envier ce quil méprise, cest lenfer
du génie avorté. "
Que ce soit dans la littérature ou dans le théâtre, la seule
chose qui nest jamais pardonnée, cest de sen prendre
aux collègues. À mon petit niveau, je connais bien le problème
: un comique peut railler jusquà la férocité nimporte
quel homme public ou politique, jamais quelquun du métier. Il nest
pas permis de dire sur la scène, ni dans les livres ce qui se dit dans
les couloirs, dans les dîners, dans le secret ; cest à dire
: la vérité. Et comme, dans le cas de Suarès, la vérité
de la critique et de la moquerie était portée par le génie,
cétait fini : il pouvait aller, comme on dit, se rhabiller.
Comment croire que ces hommes qui dirigeaient la République des Lettres
allaient laisser la place et la parole à un tel connaisseur, un tel visionnaire,
un homme à qui on la faisait si peu ? Et puis, enfin : le
vingtième siècle fut-il un siècle de justice, de générosité,
damour, dintelligence et de tolérance ? Non, il fut atroce.
Rien na été épargné aux hommes qui lont
traversé ; aucune pitié, ni compassion ne les a sauvés,
ni seulement accompagnés. Ils en ont donc été le reflet
: cruels, lâches, menteurs, avides, ils ont fait la guerre à la
vie et au bonheur pour essayer dobtenir sur les autres je ne sais quels
avantages, ou quels succès. Ils nen ont guère obtenus, hélas,
sauf des larmes, du sang et de la mort ! Suarès fut victime de ce siècle,
tout autant que de léternelle jalousie des hommes. Oublié,
méconnu, rejeté comme artiste, il lui restait à connaître
lultime abomination, le pire cauchemar : en Juin 40, les Allemands entraient
dans Paris. À 72 ans, abandonné de tous, il senfuit sur
les routes, comme un damné, comme un proscrit. Juif parmi les Juifs.
Je ne peux que renvoyer encore une fois au livre de Parienté qui raconte
avec une minutie bouleversante ces moments terribles et ces années dhorreur.
*
Pas plus de vingt pages , ma dit la dame de lexposition.
Alors, voilà : il faut que jarrête. Oui, mais comment ? Par
quoi ? Allez : en le laissant parler.
Il se défend tellement mieux que je ne saurais le faire. À Jacques
Doucet, il avoue :
" Je suis moins solitaire de nature que je ne
le suis devenu. Jai été condamné à la solitude
: je ne laie pas choisie. Ou plutôt, jai été
mis au désert comme dans un éternel exil. On peut être né
pour la solitude ; on peut même laimer : la solitude nest
pas lisolement. Lartiste vit pour la gloire et pour lamour.
Il souffre une cruelle passion, sil doit toujours se passer de lune
et de lautre. Mais lorgueil de la force consiste à prendre
son parti de ce quon ne peut éviter et à marcher des deux
talons sur le mal quon vous a fait, sil est tel quon ne puisse
sy soustraire. Car, je vous le demande, quel ridicule immortel ny
aurait-il pas à exiger la justice de ceux qui nous la refusent, et lamour
de ceux qui ne nous aiment pas ? "
Cest que, chose affreuse :
" Nêtre pas compris, cest
mourir faute damour, pour lesprit. " (Rimbaud).
Il se console pourtant, comme il le peut :
" Jai terriblement souffert de ce monde-ci
; je nai rencontré de mon vivant ni le respect qui mest dû,
ni la sympathie, ni la moindre justice. Mais il y avait de la beauté
partout, elle seule ma consolé. Seule elle ma fait vivre
et jai vécu par elle. "
Suarès est comme une blessure au visage et dans lesprit de la France,
qui ne cesse de saigner et ne cicatrisera jamais. Je ne puis mempêcher
de penser à cet autre grand poète génial du XXème
siècle (qui lui est, dailleurs, à peu près contemporain)
: Fernando Pessoa. Même démesure dans la pensée, même
immensité de luvre, même originalité. Et même
oubli de la gloire. Jusque à ce que
pour Pessoa
Suarès
disait dans Provence :
" Etre prince de Paris, régner à
Paris : jamais je ne me pardonnerai, ni à Paris, davoir fait ce
rêve. "
On ne sent pas chez Pessoa, me semble-t-il, la même souffrance à
légard de cet oubli, de ce manque. Pressentait-il que son exil
ne serait pas si long ? et que les Portugais et tout le monde avec eux (les
Français surtout !
) finiraient par comprendre quétait
né sur leur terre lun des plus grands penseurs, des plus grands
artistes européens du siècle ? Quils finiraient surtout
par accepter quil ait écrit et produit cette uvre unique
dans lanonymat et lindifférence générale ?
Mais aujourdhui, même si toute une partie en reste inédite
ou inconnue, Pessoa est connu, reconnu, lu et propagé.
Suarès, son frère malheureux en injustice, disait, lui : "
Je serai lu en 1969. ", quand il avait le moral (ce qui, à
lépoque, devait passer pour une boutade de vieux caractériel
) et quand il ne lavait pas : " Je travaille
pour lan 3000. " (ce qui restera, souhaitons-le, une prévision
trop pessimiste.) On voit bien, quand même, quil navait pas
tort de sen faire.
Nest-il pas étrange de penser quen France, terre des
arts et des lettres une telle injustice fut possible et quelle
se poursuit ? Ceux qui croient encore quil nexiste pas de
génie méconnu ne devraient-ils pas, devant ce cas extraordinaire,
réviser leur jugement ? Et ce cas Suarès serait-il
la preuve quau-delà du temps et de la vie, ce nest pas le
génie, mais bien la jalousie, qui finit par triompher ? Semble-t-il,
non de Rostand mais de Bergerac, Don Quichotte échappé à
Cervantes (dont il fit ladmirable portrait), Suarès accueillit
la mort par ce cri effrayant et superbe : " Salut, salut, me voilà
". Et lui qui disait dans Rimbaud :
" Le vaincu paie la défaite de sa vie ;
et voilà tout. Le vainqueur le tue; et tout est dit. Il faut vaincre
ou mourir. Et en effet, ce mot de la guerre est le mot de tout grand homme,
de toute grande vie "
laissera sur sa tombe cet ultime et déchirant message :
Laissez-moi, loin de toute route,
Si seul que jai toujours vécu,
Que le ciel et le vent écoutent
Mon silence de grand vaincu.
Tel ces fantômes errants qui supplient quon leur donne une sépulture,
ou quon leur rende celle qui leur revenait, je crois le voir zoner la
nuit, de Bussang à Marseille, de Quimper à Paris, de France en
Italie, lentendre gémir, pleurer, implorer quon le reconnaisse,
quon lécoute, quon lentende et quon laime.
Je voudrais tant le rassurer, lapaiser, laider à se reposer
! Me revient à lesprit cette phrase de Rilke, des Lettres
à un jeune Poète : " Un an ne compte pas, dix ans
ne sont rien : être artiste, cest ne pas compter. " ; elle
pourrait sadapter à cette terrible question de la postérité
: dix, vingt ou cent ans, on a pas à compter, ni à mesurer. Et
puisque Suarès disait : " Je travaille
pour lan 3000. ", y a quà le prendre au mot ;
même si cela ne nous épargne pas, nous qui laimons, de nous
battre pour le faire connaître (car on a rien sans rien
) Et puis,
Les temps changent à lenvers, hélas, de ce
que chantait Bob Dylan, et les prophéties de Suarès redeviennent
ô combien ! dactualité.
Si cétait par cette voie la pire quil devait
revenir sur le devant de la scène, ce serait pour lui autant de pris
sur lennemi. Et pour nous, cela nous servirait, au moins, autant quà
lui. Je ne le souhaite pas, évidemment, mais ce serait la preuve en tout
cas que le prophète et le poète voyaient plus loin encore quà
lépoque ils ne le croyaient. Alors : " Vaincre ou mourir
", ou "
silence de grand vaincu. " ? Vainqueur , vaincu
? Et bien, je voudrais rappeler ces mots quil disait de Shakespeare, mais
que jadresse à lui : " Le poète
tragique est vainqueur du temps. " Quils fassent écho
à ceux de Maurice Pottecher, les derniers du livre de Robert Parienté,
que seul un ami, un vrai, pouvait trouver : " Ton temps viendra ! "