C’est quoi,
Les Marches du Palais de Bernard Dartigues ?
Par Philippe Caubère,
comédien et auteur du film.

Comment parler des Marches du Palais et de sa projection à Cannes ? On me dit “c’est bien pour vous, vous allez pouvoir faire du business” et tout ça...” Et moi, très honnêtement, je me demande bien de quel “business” il s’agit. Que Canal + nous achète Ariane ou l’Âge d’Or, sa suite Jours de Colère et puis Les Marches du Palais et déjà ça irait bien comme ça... En fait moi, je ne viens pas là pour ça. Je viens pour raconter sous forme de film et de théâtre ce que fut l’aventure malheureuse du film Molière à Cannes en 1977, il y a vingt ans de cela du point de vue du plus humble, du plus modeste, du plus minable : le comédien. Pas la star, pas la vedette, le comédien.
On parle toujours de Cannes de ce point de vue qui me paraît si naïf, si ingénu, si crédule : les paillettes, les “stars”, je ne sais quelle mythologie dépassée, archaïque, pathétique. Je ne connais rien en fait à tout cela mais je suis tellement sûr que ça n’existe plus. Et depuis si longtemps déjà. Commne si l’on espérait encore retrouver Gérard Philipe au Festival d’Avignon ou quelque chose comme ça... Alors bien sûr qu’on espère toujours, j’en sais quelque chose moi puisque je suis un acteur ; on espère toujours être celui-là mais quand même, il faut être sérieux, on y croit pas. Et là non, on y croit.
On croit toujours qu’on va retrouver Brigitre Bardot sur la plage en maillot de bain ou Claude Lelouch sur les marches, juvénile et triomphant ; ou Truffaut, Léaud avec Cocteau, Fellini, Simenon... Tout ça. N’importe quoi. C’est fini, ça. C’était déjà fini il y a vingt ans. C’est ça que j’ai compris alors, malgré mon énorme naïveté ; que c’était fini. Le temps a passé et la jeunesse aussi, et nos tendres années ; et la télé a tout raflé. Elle a gagné. Horrible et triste victoire à la Pyrrhus pourtant, puisqu’elle ne cesse de rappeller, de solliciter, d’essayer de ranimer ce cadavre ambulant, statufié : le cinéma d’autrefois. Aujourd’hui, le cinéma, c’est d’un côté les Américains, en gros toujours pires, et de l’autre la guerre mais aussi l’avenir : le cinéma iranien, chinois, algérien, yougoslave, africain et même, et même le cinéma français. Je ne suis rien moi là-dedans, rien du tout. Je ne fais même pas de cinéma. Je fais du théâtre. C’est mon métier, ma passion, mon amour. Mais comme j’aime le cinéma d’une autre passion, plus secrète mais furieuse, obsédée, contradictoire, de ce théatre-là, de mon théâtre intime, avec l’aide et la complicité de Bernard Dartigues j’ai fait du cinéma. Comme un vice. Un cinéma limite, impossible, très mal vu. Pire que le cinéma porno, le reportage de guerre ou le document nazi, pire que la publicité : le théâtre filmé. Mais enfin, peu importe ce que je viens raconter ici, c’est pas du théâtre mais du cinéma filmé : le Festival de Cannes.
Je ne comprenais pas Huit et demi avant d’être venu à Cannes ; depuis, j’ai compris. Cette foire, ce bazar. A ses débuts, le cinéma se passait dans les fêtes foraines, c’était présenté comme un numéro de magie, une performance étrange. Cannes au fond a gardé quelque chose de cela. C’est bien ce cirque atroce et ridicule, cette absurde agitation, cet incroyable esprit de sérieux qui afflige tout le monde, du critique au producteur, du portier de l’hôtel le plus pourri au pizzaïollo du coin, du moindre photographe au dernier des attachés de presse, cette chose qui fait que tout le monde est très grave, très affolé, comme s’il s’agissait de refaire le monde, là, en quelques jours, sur la plage ou dans les salles obscures. Tout cela me fait rire, moi qui le voit du dehors et qui, encore une fois, n’ait jamais pu adhérer à cette croyance aveugle. Et pourtant l’échec épouvantable du Molière, l’effondrement de cette entreprise, de cette aventure innocente sous les lazzis des journalistes et des “professionnels” m’avait alors je m’en souviens bouleversé, horrifié, atterré. D’autant plus que je n’y comprenais rien. Comment comprendre ce qui avait bien pu motiver une chose comme celle-la ? Tant de haine, de sifflets, de quolibets ! Pourquoi ? Je ne le sais au fond toujours pas. Et c’est peut-être cela que je viens chercher ici, vingt ans après ; la réponse ; pourquoi ? Chers amis du cinéma, répondez-moi...
Ne croyez pas cependant que je viens ici dans un esprit chagrin ou de revanche, bien au contraire. Ce n’est plus la même chose. Molière était une super-production représentant “La France” et mon film n’est qu’un tout petit film, pas cher, minimaliste, modeste, et qui ne représente que moi. Et ceux qui l’ont tourné. Le propos est surtout qu’on s’en amuse et qu’on en rie. Et l’on rira, croyez-moi ; on rira même aux larmes même si, comme vous le verrez, la fin n’en est pas rose, car dans la vie, que voulez-vous, tout se paye et même les bides de cinéma. Au fond, mon film, notre film plutôt car Dartigues qui est un homme de cinéma l’a pensé avant moi, est un hymne. Aux petits, aux sans-grades, aux “soutiers de la gloire”, aux comédiens fauchés, aux journalistes dépassés, aux producteurs ruinés, aux attachés de presse débordés, aux amoureux du cinéma, à ceux qui se lèvent à sept heures du matin pour aller voir les films du monde entier, ceux qui ne trouvent pas d’accréditations pour rentrer dans les salles, ceux qui traînent la nuit sur la Croisette pour apercevoir quelque vedette en goguette et puis qui, à défaut, en profitent pour un peu tapiner. A la vraie folie du Festival de Cannes, sa folie baroque, misérable et cruelle. Sa folie mélancolique, et dépassée. Provençale, méditerranéenne, cannoise même si vous voulez, sa folie française. Les Marches du Palais, c’est “Cannes” non plus vu par les Américains, les “étrangers” ou les télés qui prétendent les représenter, les incarner. Mais vu par les Français ; de simples Français. Par nous. Voilà, au fond, c’est peut-être Les Marches du Palais, tout simplement. C’est nous.

Paris, le 10 mai 1997.

Philippe Caubère.