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Cest quoi, |
Comment parler des Marches du Palais et
de sa projection à Cannes ? On me dit cest bien pour
vous, vous allez pouvoir faire du business et tout ça...
Et moi, très honnêtement, je me demande bien de quel business
il sagit. Que Canal + nous achète Ariane
ou lÂge dOr, sa suite Jours
de Colère et puis Les Marches du Palais
et déjà ça irait bien comme ça... En fait moi, je
ne viens pas là pour ça. Je viens pour raconter sous forme de
film et de théâtre ce que fut laventure malheureuse du film
Molière à Cannes en 1977, il
y a vingt ans de cela du point de vue du plus humble, du plus modeste, du plus
minable : le comédien. Pas la star, pas la vedette, le comédien.
On parle toujours de Cannes de ce point de vue qui me paraît si naïf,
si ingénu, si crédule : les paillettes, les stars,
je ne sais quelle mythologie dépassée, archaïque, pathétique.
Je ne connais rien en fait à tout cela mais je suis tellement sûr
que ça nexiste plus. Et depuis si longtemps déjà.
Commne si lon espérait encore retrouver Gérard Philipe au
Festival dAvignon ou quelque chose comme ça... Alors bien sûr
quon espère toujours, jen sais quelque chose moi puisque
je suis un acteur ; on espère toujours être celui-là
mais quand même, il faut être sérieux, on y croit pas. Et
là non, on y croit.
On croit toujours quon va retrouver Brigitre Bardot sur la plage en maillot
de bain ou Claude Lelouch sur les marches, juvénile et triomphant ;
ou Truffaut, Léaud avec Cocteau, Fellini, Simenon... Tout ça.
Nimporte quoi. Cest fini, ça. Cétait déjà
fini il y a vingt ans. Cest ça que jai compris alors, malgré
mon énorme naïveté ; que cétait fini. Le
temps a passé et la jeunesse aussi, et nos tendres années ;
et la télé a tout raflé. Elle a gagné. Horrible
et triste victoire à la Pyrrhus pourtant, puisquelle ne cesse de
rappeller, de solliciter, dessayer de ranimer ce cadavre ambulant, statufié :
le cinéma dautrefois. Aujourdhui, le cinéma, cest
dun côté les Américains, en gros toujours pires, et
de lautre la guerre mais aussi lavenir : le cinéma iranien,
chinois, algérien, yougoslave, africain et même, et même
le cinéma français. Je ne suis rien moi là-dedans, rien
du tout. Je ne fais même pas de cinéma. Je fais du théâtre.
Cest mon métier, ma passion, mon amour. Mais comme jaime
le cinéma dune autre passion, plus secrète mais furieuse,
obsédée, contradictoire, de ce théatre-là, de mon
théâtre intime, avec laide et la complicité de Bernard
Dartigues jai fait du cinéma. Comme un vice. Un cinéma limite,
impossible, très mal vu. Pire que le cinéma porno, le reportage
de guerre ou le document nazi, pire que la publicité : le théâtre
filmé. Mais enfin, peu importe ce que je viens raconter ici, cest
pas du théâtre mais du cinéma filmé : le Festival
de Cannes.
Je ne comprenais pas Huit et demi avant dêtre
venu à Cannes ; depuis, jai compris. Cette foire, ce bazar.
A ses débuts, le cinéma se passait dans les fêtes foraines,
cétait présenté comme un numéro de magie,
une performance étrange. Cannes au fond a gardé quelque chose
de cela. Cest bien ce cirque atroce et ridicule, cette absurde agitation,
cet incroyable esprit de sérieux qui afflige tout le monde, du critique
au producteur, du portier de lhôtel le plus pourri au pizzaïollo
du coin, du moindre photographe au dernier des attachés de presse, cette
chose qui fait que tout le monde est très grave, très affolé,
comme sil sagissait de refaire le monde, là, en quelques
jours, sur la plage ou dans les salles obscures. Tout cela me fait rire, moi
qui le voit du dehors et qui, encore une fois, nait jamais pu adhérer
à cette croyance aveugle. Et pourtant léchec épouvantable
du Molière, leffondrement de
cette entreprise, de cette aventure innocente sous les lazzis des journalistes
et des professionnels mavait alors je men souviens bouleversé,
horrifié, atterré. Dautant plus que je ny comprenais
rien. Comment comprendre ce qui avait bien pu motiver une chose comme celle-la ?
Tant de haine, de sifflets, de quolibets ! Pourquoi ? Je ne le sais
au fond toujours pas. Et cest peut-être cela que je viens chercher
ici, vingt ans après ; la réponse ; pourquoi ?
Chers amis du cinéma, répondez-moi...
Ne croyez pas cependant que je viens ici dans un esprit chagrin ou de revanche,
bien au contraire. Ce nest plus la même chose. Molière
était une super-production représentant La France
et mon film nest quun tout petit film, pas cher, minimaliste, modeste,
et qui ne représente que moi. Et ceux qui lont tourné. Le
propos est surtout quon sen amuse et quon en rie. Et lon
rira, croyez-moi ; on rira même aux larmes même si, comme vous
le verrez, la fin nen est pas rose, car dans la vie, que voulez-vous,
tout se paye et même les bides de cinéma. Au fond, mon film, notre
film plutôt car Dartigues qui est un homme de cinéma la pensé
avant moi, est un hymne. Aux petits, aux sans-grades, aux soutiers de
la gloire, aux comédiens fauchés, aux journalistes dépassés,
aux producteurs ruinés, aux attachés de presse débordés,
aux amoureux du cinéma, à ceux qui se lèvent à sept
heures du matin pour aller voir les films du monde entier, ceux qui ne trouvent
pas daccréditations pour rentrer dans les salles, ceux qui traînent
la nuit sur la Croisette pour apercevoir quelque vedette en goguette et puis
qui, à défaut, en profitent pour un peu tapiner. A la vraie folie
du Festival de Cannes, sa folie baroque, misérable et cruelle. Sa folie
mélancolique, et dépassée. Provençale, méditerranéenne,
cannoise même si vous voulez, sa folie française. Les
Marches du Palais, cest Cannes non plus vu par les
Américains, les étrangers ou les télés
qui prétendent les représenter, les incarner. Mais vu par les
Français ; de simples Français. Par nous. Voilà, au
fond, cest peut-être Les Marches du Palais,
tout simplement. Cest nous.
Paris, le 10 mai 1997.
Philippe Caubère.