TÉLÉRAMA
24 janvier 1996
Le fils dAriane
Résumé des chapitres précédents. Le théâtre
à Aix-en-Provence, au lendemain de Mai 68. Larrivée à
Paris, trois ans plus tard, avec ses potes Max et Jean-Claude, pour travailler
avec Ariane Mnouchkine au Théâtre du Soleil. En trois ans, trois
spectacles 1789, 1793 et LAge dOr. Surtout LAge dOr,
le premier grand rôle de Philippe Caubère sur scène. Ensuite,
le film Molière (1978), dans le rôle-titre son premier rôle
au cinéma. Tout de suite après, la rupture violente avec Ariane.
La découverte dune nouvelle troupe en Belgique. Les désillusions
et, pour achever de plonger Caubère dans le désespoir, le flop
terrible de Lorenzaccio dans la Cour dhonneur à Avignon...
Il en est là quand, un beau jour de 1980, il se met à raconter
puis à jouer des scènes entières de son enfance devant
ses amis, anciens du Théâtre du Soleil comme lui : Jean-Pierre
Tailhade et Clémence Massart, qui était alors sa compagne. «
Jétais parti de chez moi pour faire du théâtre, parce
que je m'emmerdais. Jétais parti du Théâtre du Soleil
avant de memmerder. Et depuis, je memmerdais encore plus horriblement.
Cétait affreux ! Ma mère était morte quelques années
auparavant, pendant le tournage de Molière, elle avait juste eu le temps
de me voir incarner le personnage d'Abdallah, dans LAge dOr, mais,
comme elle disait : « Mon fils porte un masque et, en plus, il joue un
Arabe ! » Elle ne ma jamais vu sur scène avec mon vrai visage.
Alors, jai eu envie de parler delle, de mon enfance avec elle. Jai
eu envie, surtout de faire rire les autres comme je la faisais rire, elle, quand
jétais petit. »
Premier coup de cur
La Fondation GAN pour le cinéma, qui, depuis plusieurs années,
a mis en place un efficace plan daides diverses aux films, vient de créer
une aide supplémentaire. Tous les deux mois, elle élira son film
«Coup de cur» : celui-ci sera visible dans les salles parisiennes,
à prix réduit, le premier vendredi suivant sa sortie. Premier
lauréat : Les Enfants du Soleil, de Philippe Caubère. Tarif unique
: 15 francs à toutes les séances, le vendredi 26 Janvier.
De ces improvisations nait un spectacle en 1981, La Danse du diable. Lhistoire
dun petit garçon, Ferdinand, qui aime de Gaulle et Johnny Hallyday
et qui rêve de théâtre en regardant de la fenêtre de
sa chambre la colline aux oliviers. Lhistoire aussi dune mère
exigeante, un peu foldingue et adorable. Seul en scène, il joue vingt
rôles, sur tous les registres, du plus émouvant au plus drôle.
La critique encense Caubère. Le public ladopte. Cest un triomphe.
Que peut-il faire apres ça ?
« Je pensais fonder une troupc, créer des pièces. Et puis
je voulais faire un film pour raconter Ariane (Mnouchkine) et mes années
passées au Théâtre du Soleil. Parce quen rencontrant
Ariane javais rencontré quelquun. Une femme qui ne déviait
pas de sa route, quoi quil arrive... »
Pour écrire ce film intitulé Le Roi Misère ou, parmi dautres
comédiens, Caubère devait jouer un directeur de troupe directement
inspiré dAriane Mnouchkine, il reprend la méthode qui lui
avait si bien réussi pour La Danse du diable : il improvise devant ses
amis et une caméra vidéo. Au total, il enregistre ainsi cent quarante
heures dimpro. Mais le scénario quil en tire est refusé
par tout le monde : lAvance sur recettes, les producteurs, les chaînes
de télévision. Alors, Caubère abandonne son projet de film.
« Cest là que Jean-Pierre Tailhade ma conseillé
den faire un spectacle où je serais à nouveau seul en scène
».
Il crée Ariane ou lÂge dor, deux spec-tacles successifs.
Lépopée, drôle et foisonnante, de Ferdinand et de
ses copains, aux prises avec la grande prêtresse de la Cartoucherie. Six
heures de spectacle où Caubère, seul en scène avec une
chaise, nous fait voir, sentir, entendre, comprendre et aimer une foule de personnages.
Nouveau succès après lequel Caubère pense sincèrement,
une fois encore, quil va passer à autre chose. Redevenir un acteur
« normal ». Sauf quil a de moins en moins envie de «
semmerder » dans le théâtre « normal »,
Alors, il revisionne ces cent quarante heures dimprovisation. Et il réalise
quil a encore matière à dautres spectacles. Sur la
suite de sa vie de théâtre, mais aussi ses amours difficiles, ses
crises, ses ruptures, ses illusions et désillusions. Pendant un an, son
régisseur retranscrit sur de petits cahiers tous les textes improvisés.
Au fil des années, et des créations successives, va naître
Le Roman dun acteur, une fresque en onze spectacles de trois heures chacun.
Du jamais vu, Caubère raconte tout. Joue tous les personnages. Et aussi
les animaux, les objets : un gros rat dégoûtant, un téléphone
qui attend un appel, une 2 CV récalcitrante, et bien dautres choses
encore
De la caricature souriante à la mise en pièces, il ny a
parfois quun pas, quil franchit allègrement. Les défauts
et travers des uns et des autres y passent (les siens y compris). « On
ma parlé de méchanceté, de cruauté. Moi, je
trouve que jai un regard denfant sur tout ce petit monde. Pourtant,
je sais que cest difficile pour certains. Par exemple, Ariane nest
jamais venue voir un seul des spectacles, et jen suis inconsolable. »
Sur scène, Philippe Caubère retrouve son second souffle. Il est
à laise. Mieux : heureux. « Jai eu un plaisir immense
à retrouver Ariane, Max, Clémence et les autres en les jouant.
La jouissance était accrue par les rires du public. Javais monté
ces spectacles pour me guérir de mes angoisses. Aujourdhui, tant
pis si cela paraît présomptueux, jai limpression quils
font du bien au public ! »
Lan dernier, il a rejoué une dernière fois les onze spectacles.
Pour tourner la page. Mais, au détour dune phrase, il glisse que
ce serait amusant de raconter létat dans lequel il était
quand il créait ces spectacles : non plus Le Roman dun acteur,
mais lhistoire dun homme
En attendant, il boucle la boucle
en se lançant dans ce qui ressemble fort à une autre aventure
: sortir au cinéma lintégrale du Roman dun acteur,
filmée lors de la dernière serie de représentations. Cest
le premier episode monté, Les Enfants du Soleil, qui sort aujourdhui.
Philippe Caubère a 45 ans, et, dans ses yeux clairs, passent des éclairs
enfantins. On y perçoit aussi une sorte dangoisse quand il se demande
sil arrivera à clore pour de bon cette histoire unique, sil
trouvera largent pour monter les dix autres films encore dans les boîtes.
Mais qui sait sil néprouve pas une autre angoisse : celle
dy parvenir. Car, alors, laventure de Ferdinand au pays du Soleil
sera derrière lui. Et il devra sinventer un futur. Vaste programme,
car, comme le disait la mère dans La Danse du diable : « Le théâtre,
cest un peu comme les rêves, ça nexiste pas
»
Isabelle Danel
accompli des prodiges, et Le Roman dun acteur marquera sans doute une
date dans lhistoire du théâtre. Mais quest-ce que lenregistrement
filmé de cette épopée scénique pouvait bien y ajouter
? Rien dessentiel sans doute. Sauf pour Caubère lui-même
qui ne supportait pas, raconte-t-il, de voir tout cela « disparaître
dans le grand trou de loubli. » Narcissisme ? Peut-être. Et
tant mieux car, pour qui na jamais vu le comédien aux prises avec
ses fantômes personnels, ce film-là est un régal.
Les Enfants du Soleil, premier épisode porté à lécran
de la saga caubérienne (1), ne raconte pas dhistoire : il retrace
une aventure à partir de mille anecdotes, moments, épisodes remontant
à lépoque où le jeune Caubère a débarqué
au Théâtre du Soleil, dans les années 70.
Les personnages sintroduisent un à un dans le récit puis
sy incrustent. Ariane, la patronne, croise Clémence, la jongleuse
acrobate ; quand apparaît Jean-Claude, le copain grande gueule, Max, le
fidèle pote dAix nest jamais bien loin. Et puis il y a tous
les autres : Ryad, le colocataire constamment malade, Violaine, le souffre-douleur
dAriane, etc. Chacun réapparaît à limproviste,
coupe la parole à celui qui parlait, avant dêtre supplanté,
à son tour, en un éclair, par un autre
Le plus troublant, cest que, très vite, cela a lair très
naturel. On ne voit plus un acteur diaboliquement doué pour incarner
dix ou quinze personnes à la fois, mais des hommes et des femmes bien
réels avec leurs turpitudes, leurs chagrins, leurs emballements, leurs
excès, quon connaît, quon reconnaît, bref, qui
nous sont devenus tout à fait familiers.
Au fil de ce tourbillon de situations rebondissant sans cesse pendant trois
heures et vingt minutes, truffé de scènes danthologie, un
conteur phénoménal crée lillusion la plus emballante
qui soit : il arrive à nous faire croire que le jeu lui échappe,
quil est peu à peu débordé par ses personnages. Et
que ceux-ci finissent par vivre leur vie, en toute indépendance... Alors,
en même temps quelle enregistre la comédie humaine burlesque
imaginée par lauteur Philippe Caubère, la caméra
dévoile au plus près lépoustouflant travail dun comédien
créant en direct les images du film délirant quil a dans
la tête. Si Les Enfants du Soleil ne sont que du théâtre
filmé, vive le théâtre filmé...
Jean-Claude Loiseau
1) Le texte des Enfants du Soleil fait partie du tome 1 du Roman dun acteur,
publié aux editions Joëlle Losfeld.
Français (3h20). Realisation Bernard Dartigues. Écrit par Philippe
Caubère. Image Pascal Caubère. Montage Bernard Dartigues avec
la collaboration de Philippe Caubère. Son Philippe Olivier. Avec Philippe
Caubère. Production La Comédie Nouvelle et Melocartoon.