Mon Gérard, mon ami
Mon Gérard, mon ami, mon frère, mon chéri… Il était l’âme même du Théâtre du Soleil, le « meilleur d’entre nous » comme on dit, celui qui trichait le moins en tous cas, le plus pur, le plus beau, le plus rigolo. Le meilleur, oui. Comment écrire en quelques mots ce que signifie pour nous sa « disparition », comme on dit ? Sa mort, quoi.
Et quand je dis « pour nous », pas que. Pour beaucoup. Pour le théâtre français en entier. Quand nous sommes arrivés à la Cartoucherie en 1971, Jean-Claude Bourbault, Maxime Lombard et moi, les « Marseillais », comme on nous appelait, amenés presque en fraude par Jean-Pierre Tailhade pour se joindre à son Théâtre de l’Acte qu’Ariane avait invité pour y jouer son « Odyssée », deux personnages nous avaient repérés : Jean-Claude Penchenat (dont le nom me faisait rêver quand je lisais le texte des pièces du Théâtre du Soleil dans un journal littéraire dont je ne me souviens plus du nom ; sauf que je m’étais trompé en le voyant en vrai, car je l’imaginais très beau et que j’avais pensé du coup que c’était Guy-Claude François qui, lui, l’était vraiment… exceptionnellement ! Précisons tout de même que Jean-Claude n’était pas mal non plus…) Penchenat, donc, l'administrateur du Théâtre du Soleil, - le chef, quoi - qui demandait à la cantonade : « Mais c’est qui, ces mecs-là ?! » (en le sachant très bien…), ce qui évidemment nous terrorisait complètement, et Gérard Hardy, responsable des collectivités, qui, lui, au contraire, nous regardait d’un œil amusé et attendri, sans chercher à en savoir, ni à nous embêter plus que ça. Je l’avais vu jouer dans 1789 où il était fabuleux et, là, je ne pouvais pas croire que je le voyais en vrai, dans la vraie vie. Je n’ai pas le temps ici, ni l’envie de faire l’éloge de ce que fut la sienne. Je ne le connaissais, d’ailleurs, pas assez pour cela, et je ne pense pas que ça lui aurait plu. Juste que c’est le seul d’entre nous qui savait rester votre ami, quelle que soit votre situation vis à vis d’Ariane : alliés, chouchous, fâchés, adversaires, voire ennemis, il aimait tout le monde pareil, sans rancune, sans exclusive, ni parti-pris. Il continuait à vous dire bonjour et vous parler quand tout le monde vous évitait ou se détournait. Il venait voir mes spectacles, tous mes spectacles, même les plus polémiques -comme Penchenat, du reste ! Et tous les deux, sans méchanceté bien au contraire, ils comprenaient et se marraient. Il aimait les gens vivants, marrants, motivés, passionnés, et détestait les bourgeois, les esclaves et les cons. J’ai eu la chance de le revoir en août sur son lit d’hôpital où son état physique et moral m’avait donné envie de pleurer, ce dont, quand même, devant lui, je m’étais abstenu. Mais il n’y croyait plus. Et devant cette tristesse qui émanait de lui -il aimait tellement la vie, les amis, les garçons, les filles aussi, la piscine et les livres !- je pensais qu’à un poil prêt, c’est Ariane que nous aurions dû, ainsi, être obligés d’aller veiller. Ayant, comme chacun sait, chopé cette innommable et trop nommée saloperie, et pas qu’à moitié, nous avons tous tellement eu peur qu’elle nous fasse le même coup. Et bien, j’ai eu là, devant Gérard, le sentiment qu’il se préparait à mourir pour que ce ne soit pas elle. Je suis sûr qu’il pensait la même chose. Il l’aimait, comme nous tous, bien sûr, mais tellement plus encore. C’était sa sœur, sa patronne, sa peut-être seule véritable amie -pourtant, Dieu sait qu’il en eût, des patronnes et des ami-e-s !- en tous cas, sa chérie elle aussi. Pour moi il est mort pour qu’elle ne meure pas ; en tous cas pas tout de suite. Et de ça, tellement je le remercie. Même si, avec lui, c’est quelque chose du plus profond d’elle, de son secret, qui est parti. On est tous vieux maintenant : eux, les fondateurs, et même nous, les secondes ou troisièmes générations. Et ce qui était prévisible arrive. Il faut l’admettre, l'encaisser et espérer que les suivantes et les récentes seront relever le défi. Bon courage en tous cas ! Les gars et les filles. Mais… vous n’êtes pas sortis de l’auberge.
P. Caubère, le 25 sept. 2020
Gérard Hardy, décédé le 2 septembre, avait été l’un des co-fondateurs du Théâtre du Soleil. Il avait joué avec Philippe Caubère dans 1789 et 1793 et dans le film Molière.
En photos, en 1969 dans Les Clowns (photo de Martine Franck), et en 2017, au Théâtre de l’Athénée Louis-Jouvet, avec Philippe Caubère, à l’issue d’une représentation de Adieu Ferdinand ! (photo de Michèle Laurent)