Article non paru dans le Monde
écrit entre les deux tours
de lélection présidentielle 2002
Voter Chirac, sans état dâme.
par Philippe Caubère, comédien.
Comme tous les électeurs de gauche qui nont pas voté Jospin,
soit par conviction, soit parcequils nont pas voulu interrompre
leurs vacances, jai ressenti ce soir du 21 avril devant ma télévision
un véritable sentiment de honte. Comme eux, jai eu envie de vomir,
et jai pleuré. Je voyais se profiler le spectre de larrivée
dHitler au pouvoir par la faute de la querelle opposant les partis communiste
et socialiste allemands. La vision du visage défait de mon ami Daniel
Mesguisch ou de celui de Pierre Arditi déclarant : Je pense en
particulier à tous mes collègues qui
mont rendu
malade; tout comme le souvenir récent du texte prémonitoire de
Michel Broué et Bernard Murat: À nos amis de gauche qui
deviennent fous paru dans ce même journal juste à côté
du mien appellant à voter Olivier Besancenot. Même les propos désespérés
de Ségolène Royal, Dominique Strauss-Kahn, Jean-Claude Gayssot
ou Martine Aubry: La sanction est trop injuste; disproportionnée
mont bouleversé. Tout était vrai, tragiquement. Je restais
abasourdi avec ce sentiment épouvantable de mêtre fait manipuler,
ballader. Baiser comme jamais. Par qui? Les sondages, la télé,
les journaux? Sans doute. Le Pen lui-même? Certes. Mais pas seulement.
Par moi surtout et ma stupide ingénuité, feinte ou vraie. Cest
ce que je me disais. Et puis, le soir même, au terme de leffondrement
général, on apprennait que, partout, des gens, jeunes en particulier,
descendaient dans les rues et criaient leur colère. On voyait sur lécran
des gamins et des gamines avec écrit sur la poitrine : «Jai
honte ». Pas pour les mêmes raisons : ils avaient honte dêtre
français. Et dans ma tête, les choses ont changé: je me
suis dit que si la peur peut être parfois bonne conseillère, la
honte de soi sûrement pas.
On ne peut pas reprocher à un peuple de ne plus sintéresser
à la politique ou de sombrer dans le je men foutisme post-socialiste
pour lui reprocher ensuite de sy être intéressé de
trop près. On ne peut pas se réjouir du perfectionnement de notre
démocratie qui nous permet, lors dun premier tour délections
présidentielles, daffiner et forger notre opinion en la comparant
à celles de seize candidats, pour conclure, au lendemain dun vote
qui a mal tourné, quon aurait tous dû voter pour le même.
On ne peux pas enfin reprocher à Olivier Besancenot davoir bien
fait son travail et magistralement rempli son contrat. Ce soir là, dailleurs,
ses camarades et lui assumaient leurs responsabilités en descendant dans
la rue aux côtés de cette génération qui commençait
son apprentissage politique, sur le tas et à la dure. Je ne suis pas
sûr que Lionel Jospin à la tête de son gouvernement ait aussi
mal fait le sien quon la beaucoup dit car, en vérité,
qui aurait mieux fait? Je crois, en revanche, quil la très
mal fait au cours de sa campagne. On parle beaucoup de la propagande sécuritaire
organisée par la droite et du sentiment de peur qui en a découlé
: pourquoi la gauche ne nous a t-elle pas fait peur en nous avertissant
de la montée du danger? Il est incroyable que ces spécialistes
de la politique ne se soient aperçu que si tardivement de ce qui se profilait.
Toutes ses considérations peuvent sembler vaines, spécieuses,
peut-être même obscènes dans la situation actuelle. Mais
il ne faut pas penser comme ça car la question de la politique reste
essentielle, plus encore dans les moments dangereux. Je lis partout cette expression
de vote protestataire collée indistinctement aux électeurs
du Front National comme à ceux de lextrème gauche : quest-ce
que cest que cette histoire? Croyez-vous que les électeurs de Le
Pen soient tous de purs démocrates protestant contre les grands partis?
Mais non. Ils le choisissent. Sa haine, sa xénophobie, sa rancune, son
mépris, ça leur plaît. Il y a peu de protestation là-dedans,
cest dabord une adhésion. Nous, si jose dire, cest
la même chose, sauf que, il faut quand même pas déconner
, elle se fait sur le visage dun jeune homme pur, généreux
et romantique. Et moi, si jai adhèré au romantisme révolutionnaire
dOlivier Besancenot, cest quil correspond au mien. Et si tant
de jeunes gens, de toutes classes sociales, ont voté pour lui, cest
quil correspond au leur. Ils sy sont retrouvé parce quils
les a fait rêver, en leur disant pourtant des choses vraies. Alors, que
je sois le roi des cons, cest bien possible, mais culpabiliser à
propos de ce vote serait insulter un candidat que jai défendu et
qui ne ma pas déçu, et, pire, cette jeunesse qui sest
exprimé en votant pour lui, comme elle sexprime aujourdhui
avec lui dans la rue.
Ceci dit, il ne faut plus se cacher la vérité : lheure est
au combat. Front contre Front. Le vote politique est passé,
on la payé assez cher. Il faut aller au vote républicain.
Je ne suis ni militant ni adhérent à la LCR et me sens donc libre
dinciter mes amis à ne pas céder à la tentation criminelle
de labstention socialiste ou révolutionnaire. Franchement,
ça suffit. Car, si le pire scénario se réalisait, tout
ça naurait plus de sens, et nous nous retrouverions bientôt
engloutis dans une honte bien pire : le sang, la misère et les larmes.
Pour ma part, je voterai Jacques Chirac le 5 mai sans aucun état dâme.
Je me fous vraiment, pour le coup, de savoir sil a ou pas truandé
les magasins dalimentation à la mairie de Paris : on verra ça
plus tard. Je ne vois pour linstant que le premier acte, fondateur, de
son combat contre Le Pen : il refuse le débat. Il a raison. Avec ces
gens-là, on ne parle pas. Dans les urnes comme dans la rue, on se bat.