Article paru dans la revue Bottom
et partiellement dans Le Point.
Quel conseils donneriez vous à de jeunes comédiens ?
est bien lune des pires questions qui mest souvent posée.
Et jai pris lhabitude de ne plus y répondre. Ou simplement :
Aucun. Oui mais
comment faire ?
Je conclue : Je nen sais rien. Pourtant,
à chaque fois, jai mauvaise conscience. Il y a une sorte de lâcheté
à fuir ce problème de notre métier, si grave : comment
apprendre à faire du théâtre. Mais je voudrais dabord
raconter une histoire.
Il sagit de ma rencontre à Marseille dans les années 70
avec un metteur-en-scène trés connu qui, depuis, a un peu changé
de métier puisquil se consacre exclusivement, je crois, à
lopéra. Oh ! et puis, tiens, pourquoi ne pas le nommer ?
Il sagit dAntoine Bourseiller. Il était alors directeur du
Centre Dramatique du Sud-Est et moi, javais dix-huit ans. Il exercait
cette mission difficile en compagnie de sa femme, la très grande comédienne
Chantal Darget, trop tôt disparue, hélas ! Mon copain Jean-Claude
Bourbault, apprenti-comédien chez lui, avait dit à Bruno Raffaëlli
et à moi : Vous devriez aller le voir et lui demander
des conseils. Peut-être même du boulot. Je me charge de vous obtenir
le rendez-vous. Chose promise, chose faite, nous voila, Bruno et
moi, convoqués au Théâtre du Gymnase pour recevoir les conseils
du patron. Terreur, malaise. Jai toujours détesté
les auditions, les examens, les castings, tout ce bazar habituel à notre
métier. Accompagné de Bruno, pas très flamme non plus,
nous décidons dabord daller prendre conseil auprés
de Marlène Chambert, notre professeur de théâtre dAix-en-Provence.
Elle nous aimait beaucoup et se faisait du souci pour notre carrière.
À juste titre car nous étions tous un peu fous, pour ne pas dire
débiles. Elle était (elle est toujours) très belle et très
exaltée. Cest loccasion de votre vie !
Les yeux étincellants, elle nous exhorta : Tentez le
tout pour le tout ! Faites irruption dans son bureau et déclamez
lui un texte, nimporte lequel, celui dans lequel vous vous sentez le mieux !
On verra bien. Si ça lui plaît, ça peut marcher.
Puis, devant nos tronches effarées (lidée de sabaisser
ainsi me faisait horreur
) elle rectifia un peu le tir en éclatant
de rire : Pourquoi pas ? Il y a des cas célèbres.
Que faire ?
Laprès-midi fatidique arrive, puis lheure. Et nous voila
tous les deux, enfoncés dans un canapé en sky blanc (genre années
70
), attendant comme chez le dentiste. Lhorreur, langoisse.
Bruno, les mâchoires serrées, muet, transpirant, roulant de sombres
desseins. Et moi, emmerdé ; trés emmerdé
La
porte souvre. Jy vais. Et je massied devant Bourseiller dans
toute sa gloire, son prestige de metteur-en-scène brillant, anticonformiste,
à la mode. Beau, raide, glacial, avec ses yeux très bleus. Et
il maura fallu vingt ans, et que je me retrouve dans la même
situation pour le comprendre encore plus emmerdé que moi.
Terrorisé. Se maudissant davoir eu la faiblesse découter
son jeune acteur entremetteur. Moi jattaque tout de suite : Alors ?
Quest-ce que vous me conseillez ? . Silence. Au bout dun
moment, le front transpirant, la voix à peine audible, il me fait :
Je ne sais pas. Merde
Putain ! Je
mattendais pas du tout à ça. Quest-ce que je peux
dire maintenant ? Silence énorme. À mon tour, je me met à
balbutier : Mais quest-ce que vous diriez à un
jeune homme qui voudrait faire du théâtre ?
Rien. Jinsiste : Vous pensez que je devrais préparer
le Conservatoire ? Alors là, question faux-cul au possible :
je nai aucune envie de faire le Conservatoire, cest même lun
des pires sujets de conflit avec mes parents qui ne comprennent pas pourquoi
je fuis comme la peste lidée de ce concours. Mais, cest pour
meubler. Il faut parler, dire quelque chose, nimporte quoi. Oui,
pourquoi pas ? émet-il, fatigué, aussi impatient
que moi de me voir décamper. Il faut dire quil ma vu jouer
quelques temps plus tôt dans lun des spectacles hallucinants, abracadabrants
que nous montions avec Jean-Claude Bourbault : The
Female Horse, pièce inspirée à la fois de Sergio
Leone, dArtaud, de Béjart et de Carmelo Bene, dont nous commencions
les représentations par des projections de chaises et des seaux deau
sur la tête du public. Déjà cétait gentil de
sêtre déplacé (Non, mais je dis ça sans méchanceté :
jy vais jamais, moi, voir les jeunes au théâtre. Dieu sait
quils minvitent ! Ou alors cest que cest des filles,
et cest pour les draguer.) Alors que lui, hé ben, quand même,
il est venu ! Seulement, du coup, il a vu
Et voila maintenant quil
lui faut recevoir ces deux fous, les conseiller et, pourquoi pas, les engager !
Et je vous dis pas lallure du premier ! Les cheveux longs, très
sales, les pieds nus, tout noirs, les yeux maquillés, des colliers, des
bracelets, tout une quincaillerie sur le dos. Sans parler de lair mauvais,
le regard chafouin, prêt déjà à déblatérer,
à dire pis que pendre sur lui, sur son petit costard élégant,
ses cheveux bien coiffés, son poste de directeur de Centre Dramatique,
etc
Enfin, lépoque, quoi ! On était méchants
à lépoque ; on critiquait tout, on était jaloux.
Et lui, sur lautre flanc, il supportait la charge de la bourgeoisie marseillaise
qui le traitait de gauchiste, de communiste, de profiteur des deniers publics,
qui ne rêvait que dune chose : le faire virer pour mettre à
sa place la Pastorale Borelly. Ils y sont parvenu dailleurs, sauf quà
sa place ils ont eu Maréchal. Sacré Gaston, va ! Le Defferre,
là, qui ne sest pas laissé faire par ces incultes à
laccent corrigé, les ennemis de lart : les marseillais
de Saint-Giniez ! Le voila donc qui doit se fader le gauchiste de service
qui lui demande, sirupeux, sil faut quil fasse ou pas le Conservatoire !
Je crois quil ma discrétement désigné la porte
du doigt, pas méchamment, juste comme ça. Une suggestion. Jai
lai saisie au vol bien sûr, et sans tergiverser. Ouf ! Sauvé !
Fuyons ! Vite, vite, ailleurs ! Pour reprendre les choses où
je les avais laissées : le théâtre révolutionnaire,
les copains, Aix, tout ça. Déconner, samuser, pas travailler,
profiter de la situation : 68, 69, ces années bénies pour
les fadas comme moi, comme nous étions, Jean-Claude et moi. Mais Bruno,
lui, cétait différent ; il était pas comme nous.
Ni sale ni débraillé. Au contraire : élégant,
grand, beau. Pas nain (comme moi). Et voulant faire du vrai théâtre ;
du comme on doit le faire. Le Conservatoire, quoi ! Avec, avant, le Cours Simon,
comme il convenait. Non sans avoir dabord mené à terme ses
études de Droit. Bref, linverse absolu. Il le savait, Bourseiller,
ça. Ou le sentait, au moins. Et puis, il devait se dire : Avec
çui-là, ça ira mieux, on va pouvoir discuter ; normalement.
Savoir si il vaut mieux lencourager à passer tout de suite le concours
ou peut-être lui filer quelques petits rôles, voir ce quil
a dans le ventre, etc
Des choses normales, quoi. Donc, moi,
écuré mais soulagé, si je puis dire, je me lève,
le salue, retourne vers la porte et louvre. À peine lai-je
franchie que surgit une trombe qui me renverse en arrière. À grands
pas Bruno a de très longues jambes il se rue
vers le bureau. Sans lui laisser le temps de se lever, il fixe Bourseiller dun
regard fou, comme sil voulait lhypnotiser ou le tuer, projette ses
bras avec une violence inouïe vers le plafond, quil frappe car il
est trop bas, où sa tête cogne, ce qui fait quil la penche
tel un Jésus sur sa croix, et, là, tout tordu, tout crispé,
rouge, écumant, se met à hurler :
" Il neigeait. On était vaincu par sa conquête.
Pour la première fois, laigle baissait la tête ! "
puis,
dun seul coup, il laisse tomber ses mains le long de son corps, saffaissant
sur lui-même, les yeux mi-clos, guettant entre ses paupières leffet
produit. Bourseiller stupéfait, atterré, car voyant sécrouler
devant lui le peu despoir qui lui restait, ne dit plus rien. Au bout dun
dun long moment Bruno se relève, fait demi-tour, fonce droit sur
moi et me jette en passant dans une haleine empestée dangoisse
et dalcool fort : " Cest foutu. On se tire "
tel, à son aide de camp, Napoléon à Waterloo. Un dernier
regard vers linfortuné Antoine, tout petit là-bas, immobile
derrière son grand bureau et nous prenons nos jambes à nos cous,
dévalant les escaliers des loges du Gymnase pour retrouver le jour, le
soleil et lautobus dAix-en-Provence.
Si je me suis amusé à raconter cette histoire, cest quelle
me revient en tête chaque fois quun jeune homme ou quune jeune
femme vient me poser la question fatidique. Et pourtant il faudrait faire face.
À part le conseil rituel : Essayez de vous faire prendre
dans un stage dAriane (Mnouchkine
) ! pris généralement
comme une blague (alors que je suis très sérieux
), cest
autre chose quil faudrait dire, de plus urgent, de plus difficile. Et
puisque on me propose décrire quelquechose là-dessus, cest
peut-être loccasion dessayer. Alors
alors
Vivez. Amusez-vous. Lisez tout ce qui vous tombe sous la main. Pas que du théâtre.
Des romans, des livres politiques, des biographies, des poèmes, des bandes
dessinées, des bouquins de cul. Tout est bon. Il faut lire avant de jouer.
Se remplir démotions, didées, de points de vue, dhistoires.
Tout sert. Et puis écoutez la musique : classique, jazz, rock. Chantez.
Jouez : trompette, guitare, sax, tumbas, tambour, nimporte quoi.
Cest tout bon. Ça va dans le cur et dans le corps et ça
y restera. Allez dans les concerts, dansez. Fumez si vous aimez ça. Et
puis après, faites du sport : judo, gym, piscine. Courez dans les
bois. Traversez Paris à vélo. Ça servira. Amusez-vous.
Sans complexe, sans remords. Tout, tout servira. Draguez, séduisez. Une
fille, un mec vous plaît ? Foncez. Vous vous ferez jeter ? Peu
importe, allez-y. Et surtout : baisez. Cest ça le plus important.
Nécoutez pas les discours officiels, la télé, la
propagande, vos profs, vos parents. Apprennez à vous toucher les uns
les autres, à vous faire jouir. Cest difficile mais ne renoncez
pas. Et surtout ne trichez pas, ne vous contentez pas de peu, ne fuyez pas le
problème. Ne vous diluez pas dans le piège facile du sentimentalisme,
de lamour à trois sous ou pire de lhorrible conjugalité.
Ne vous mettez pas ensemble tout de suite. Attendez. Restez libres.
Ne vous mariez pas. Changez dobjet aimé. Chaque personne nouvelle
est une divine surprise, une aventure unique, exceptionnelle, irremplaçable.
Quand plus tard vous jouerez la comédie vous les exprimerez toutes parce
que vous les contiendrez toutes. Ne vous réduisez pas vous-même,
il en va de votre avenir et de votre talent, du plus secret de votre talent.
Au contraire, enrichissez-vous. Aimez sans esprit de profit ni de sécurité.
Prenez lamour pour ce quil est : une chose légère
et grave, irréductible et sacrée. Ce sera lexpérience
principale de toute votre vie dartiste, dacteur ou dactrice.
Son fondement. À part ça, allez dans les cours de théâtre
si ça vous chante mais nen attendez rien. Quel cours, me direz-vous ?
Et je vous répondrais : quimporte le cours pourvu quon
ait livresse ! Ne croyez pas, je vous en prie, que je ne prenne pas
au sérieux votre envie dêtre acteur ou actrice ni que je
tourne en dérision votre envie dincarner Molière, Sakespeare
ou Musset ! Je sais très bien que tout cela viendra mais en son
temps, quand il faudra, quand vous serez chargés. Si vous voulez vraiment
pouvoir les jouer, ne vous coupez de la vraie vie, de la vraie comédie
de la vie. Alors inscrivez-vous mais aussitôt après amusez-vous,
déconnez, faites-vous des copains, des copines et surtout aimez-les.
Faites des tas de choses ensemble. Pas que du théâtre : de
la politique, des voyages, des stages, du jonglage. Allez au cinéma.
Militez. Éventuellement, allez au cours mais nécoutez pas
vos maîtres. Nacceptez que ce quils vous montrent ou vous
font faire. Pas ce quils disent ou vous expliquent. On explique pas lamour
ou très peu. On le fait. Et méfiez vous du métier,
des cours connus, courus. Du Conservatoire. Pourquoi ? Parce quon
vous y enseignera le théâtre tel quil se fait,
non pas tel quil pourrait, devrait se faire. Tel quil se pratique
aujourdhui et non tel quil se faisait autrefois. Cétait
son rôle jadis et cétait mieux. Aujourdhui, on va vous
citer des noms de metteurs-en-scène célèbres, à
la mode, pourtant déja très démodés, très
vieux (eux pourtant si jeunes !), très fatigués. On ne vous
apprendra pas lhistoire du théâtre mais celle de la programmation
des théâtres parisiens. On vous apprendra, insidieusement, hypocritement,
sans la nommer (car ce nest plus la mode) la loi de larrivisme et
du carriérisme. On vous persuadera, sous le manteau, à voix basse
que rien nest possible sans cela. Ne le croyez pas. Larrivisme est
le pire blocage du comédien : ça rend jaloux, ça empêche
de jouir, dêtre heureux, dêtre libre. Dêtre
bon. Nécoutez pas pour autant leurs leçons de modestie,
dobéisssance : Lacteur est là pour
servir le texte, lauteur, la mise-en-scène, etc
Non. Nobéissez pas. Soyez ambitieux, mégalos si ça
vous chante, peu importe, cest pas grave. Meyerhold disait ou à
peu près : Le pire ennemi du théâtre nest
pas le cabotin, cest lacteur bourgeois. Celui qui veut
réussir. Ne cherchez pas à réussir, à
gagner de largent. Largent ne compte pas : il y en a tant mieux,
il ny en a pas tant pis. Vous pouvez me croire : ce nest pas
un homme riche qui vous parle. Trouvez des ruses pour survivre : bourses,
travaux divers, figuration. Mais pas de pub, de trucs de télé
merdiques, de prostitution. Ou alors la vraie. Tant quà faire,
il vaut mieux. Et ne refusez pas laide de vos parents si vous avez cette
chance : ce nest pas pour ça que vous leur devrez quoique
ce soit. Restez libres et arrogants. Le théâtre, au contraire de
ce que disent les démagogues, marxistes ou anti-marxistes, nest
pas un métier comme un autre. Ce nest même pas
une condition commune, cest un art et une faveur qui nous est donnée
(ou que nous nous donnons, si vous préférez). Enfin, je vais vous
avouer une dernière chose : ne cherchez même pas la célébrité.
Vous vous dites (tout le monde, connu ou pas, vous dira) : Ouais,
OK, cest bien gentil tout ça mais il faut bien quand même
pouvoir travailler
Non. Il ne faut pas. Travailler
rend con. Mauvais surtout. Regardez à la télé ceux qui
travaillent : pour la plupart, ils sont mauvais. Il vaut mieux
samuser, faire landouille, dire des poèmes, monter des spectacles
avec ses amis, amuser la galerie, sa copine, passer pour un con, perdre son
temps. Écrire.
Et puis le temps viendra où tout ça vous sera rendu cent fois
parce que, de même que vous rencontrerez la femme ou lhomme à
qui ces expériences et ces leçons seront un trésor qui
laidera à vivre, vous rencontrerez votre maître, le vrai,
celui à qui vous aurez envie dobéir, de vous oublier, de
tout abandonner et pour qui ce trésor sera le matériau vivant
dont il fera son uvre. Votre école, la seule, car pour la réaliser
il vous fera naître à vous-même. Et mieux que la célébrité,
la carrière ou largent, vous aurez la gloire. La gloire,
la célébrité : cest quoi, la différence ?
ricanait un jour une fameuse journaliste de théâtre à qui
jessayais dexpliquer tout ça. Jai préféré
laisser tomber. À vous je le dis : ça na rien à
voir. La célébrité, cest le fric, le métier.
La gloire, cest ce dont vous rêviez quand vous étiez enfants.
Le théâtre est un rêve denfance, ne loubliez
jamais. Prenez ce rêve au sérieux, respectez-le, il est la vérité
de votre vie. À cette seule condition, je vous le promet : vous
le réaliserez.
Philippe Caubère. Juin 1999.